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REVUE DES DEUX MONDES.

— Elle ne douta plus que je n’eusse un secret qui brûlait mon cœur et mes lèvres ; elle ne s’en montra que plus acharnée. — Arabelle !… m’écriai-je encore une fois d’une voix menaçante. — Parlez ! frappez ! s’écria-t-elle avec égarement. Je suis perdue, je le sais, je le sens ; ne me laissez pas plus long-temps languir. — J’essayai vainement de la calmer ; elle continua de m’aiguillonner et de me harceler avec une rage nouvelle. J’étais à bout. Il vint un instant où j’oubliai tous les engagemens que j’avais pris vis-à-vis d’elle, vis-à-vis de moi-même. Comme un homme qui tient entre ses mains une arme à feu, et qui, sans le vouloir, lâche, en se débattant, le coup qui doit donner la mort, je lui déchargeai mon secret dans le cœur. J’étais fou, j’étais ivre. Aux trop faciles sacrifices qu’elle s’était imposés pour moi, j’opposai sans pitié les renoncemens que je m’étais imposés pour elle ; j’abattis l’orgueil de la passion sous l’orgueil du devoir ; je racontai avec une complaisance cruelle les félicités au milieu desquelles elle était venue me surprendre, l’avenir qu’elle avait ruiné de fond en comble, les joies que j’avais abjurées pour la suivre. Tandis que je parlais, je la voyais devant moi, debout, pâle, immobile, écoutant avec la volupté du désespoir, s’abreuvant à longs traits du poison que je lui versais. Je voulais m’arrêter, mais j’étais emporté comme par des ailes de flamme. Enfin, quand j’eus tout dit, pareil au meurtrier qui s’enfuit après avoir plongé et retourné le poignard dans le flanc de sa victime, je m’élançai hors de la chambre, je traversai le village comme un insensé, et me jetai dans la montagne. Je courus long-temps sans savoir où j’allais. Un instinctif effroi me ramena auprès d’Arabelle. Je retrouvai désert l’appartement où je l’avais laissée. Je pris sur une table une lettre pliée à la hâte : c’étaient seulement quelques lignes qui me disaient un éternel adieu et me rendaient à la liberté. Ami, ce moment fut court, mais enivrant. Je poussai un cri de joie sauvage, et j’aspirai l’air à pleins poumons.

— Libre ! libre enfin !

— Non, malheureux, s’écria tout à coup une voix implacable, non, tu n’as pas le droit de l’accepter, cette liberté qu’on te rend ! Rattache tes fers, misérable !

La pensée est prompte comme l’éclair. Je me rappelai ce que j’avais oublié dans un transport de folle ivresse ; je me souvins que cette femme s’était fermé toutes les portes pour venir frapper à la mienne, et que, privée de moi, l’infortunée n’avait que le suicide pour refuge. Je me demandai si sa mort me serait moins lourde à porter