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ouvrière, après avoir travaillé pendant treize heures dans une fabrique, venait chaque soir aider la maîtresse à faire disparaître les traces de l’orgie de la veille, et suppléer ensuite, quand il le fallait, dans leur noble métier, les Messalines de l’endroit. Les habitudes du travail jointes à celles de la débauche ! L’ordre et en quelque sorte la retenue dans le vice le plus abject ! n’est-ce pas là un symptôme caractéristique en même temps qu’une monstruosité ?

On comprend que, dans une ville où la jeunesse laborieuse a de tels commencemens, les liens de famille ne soient ni bien étroits ni bien solides. Les comptes-rendus de la police portent 82 personnes arrêtées en 1840 et 122 dans les six premiers mois de 1842, pour avoir abandonné leurs enfans ; ce qui prouve que les hommes entrent dans le mariage sans en connaître les obligations, et qu’ils rejettent le fardeau avec la même légèreté qu’ils avaient mise à s’en charger. L’enquête parlementaire de 1834 sur l’ivrognerie[1] cite quelques détails qui peuvent faire juger la moralité et la destinée de ces ménages. « Dans une seule filature qui comptait 170 ouvriers, en moins de trois ans, 24 se marièrent, savoir 13 femmes et 11 hommes. Parmi les femmes, une avait eu trois enfans avant d’avoir atteint sa vingt-deuxième année, quatre avaient eu chacune deux enfans avant cet âge, dix étaient mères ou enceintes avant de se marier. Après douze mois de mariage, quatre s’étaient déjà séparées de leurs maris. Sur les treize une seule était en état de faire une chemise pour son mari, et quatre seulement en état de raccommoder le linge de la maison. Des onze ouvriers, quatre savaient signer leurs noms, et deux pouvaient faire une addition de quatre chiffres ; mais ils avaient tous appris à jouer aux cartes dans les cabarets. »

La passion des liqueurs fortes ne fait pas à Manchester les mêmes ravages qu’à Liverpool ni qu’à Glasgow. Cependant les cabarets y sont innombrables, et c’est là que l’ouvrier va dissiper ses rares momens de loisir. Suivant le catalogue officiel de 1840, Manchester compterait 1,314 cabarets, dont 502 boutiques de spiritueux (public houses) et 812 boutiques de bière (beer houses). Les échoppes des rogomistes (dram-shops) ne semblent pas être comprises dans cette énumération, non plus que 400 petits restaurateurs (licensed victuallers). Encore faudrait-il ajouter, pour être complet, les quantités de spiritueux distillés en fraude dans les ménages irlandais, et qui échappent au contrôle de la police aussi bien qu’à l’action du fisc. Le progrès de l’ivrognerie à

  1. Report from the parliamentary committee on drunkenness.