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curieux, c’est que Pascal accepte la chimère de l’égalité des biens, que là-dessus il bâtisse l’odieuse théorie du droit de la force dans l’intérêt de la paix.

« Sans doute, dit Pascal, l’égalité des biens est juste ; mais ne pouvant, faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force ; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force afin que le juste et le fort fussent ensemble, et que la paix fût, qui est le souverain bien.

« De là vient le droit de l’épée ; car l’épée donne un véritable droit, autrement l’on verrait la violence d’un côté et la justice de l’autre[1]… »

Et pourquoi, je vous prie, fermer volontairement les yeux à ce spectacle qui trop souvent nous est donné ? Pourquoi ne pas regarder en face la violence et l’appeler par son nom ? Comment réformer jamais ce qu’on n’a jamais osé reconnaître ni dénoncer comme un abus ou un crime ? est-ce là la philosophie que l’on propose à l’humanité ? Quel fondement à sa dignité, quel instrument à ses progrès, quelle consolation à ses misères, quel terme à ses espérances ! C’est bien le moins, en vérité, qu’on lui promette au-delà de ce monde une vie qui soit le renversement de celle-ci, et l’on a bien raison de lui enseigner la haine de la vie et la passion de la mort[2] ; car la vie, telle qu’on la fait, n’est qu’un théâtre à l’iniquité et a l’extravagance. Reste à savoir si les plus religieux sont ceux qui, en fait de justice, renvoient l’homme à un autre monde, ou ceux qui s’efforcent de rapprocher la justice toujours imparfaite des hommes de l’exemplaire de la justice divine, et les sociétés humaines de la cité de Dieu. Si l’objet de la religion est de rattacher l’homme à Dieu et la terre au ciel, se doit-elle résigner à laisser l’homme sur cette terre en proie à l’oppression, esclave de la force, abattu sous des iniquités immobiles ? Non, pour élever son cœur, il faut qu’elle relève aussi sa condition. Car il n’y a qu’un être libre possédant, pratiquant, et voyant reluire et se réaliser autour de lui en une certaine mesure la sainte idée de la justice et de l’amour, qui puisse comprendre, espérer, invoquer avec un peu d’intelligence la liberté, la justice et la charité infinie qui a fait l’homme, qui le conduit et qui le recueillera.

Toutes les grandes philosophies contiennent dans leur sein une théologie naturelle, et, comme on dit, une théodicée qui enseigne ce

  1. Ibid. P. 222 ; man., p. 159.
  2. Voyez Jacqueline Pascal, passim.