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le mariage et la hiérarchie des conditions sociales. Était-ce simple hasard d’inspiration dans le roman de Jeane Eyre ? était-ce dessein prémédité, système chez Currer Bell ? Le second roman devait le dire.

Voilà donc trois questions auxquelles Shirley a d’abord a répondre : Currer Bell, est-ce une femme ? Le mérite de Shirley tient-il les promesses de Jane Eyre ? Currer Bell est-il décidément un de ces rebelles et téméraires contre lesquels les malheurs du temps inspirent aux honnêtes gens une si juste défiance ?

Premièrement, Currer Bell est une femme : le roman de Shirley en est la preuve définitive. Ce livre abonde en caractères de femmes qu’une femme seule a pu nuancer avec cette variété et cette finesse. La cause des femmes y est défendue partout avec la conviction et l’art tout personnels à ceux qui plaident pour leur compte. Considéré comme peinture de mœurs, ce roman pourrait s’appeler Shirley, ou de la condition des femmes dans la classe moyenne anglaise. D’ailleurs, l’auteur s’est fait connaître dans cette boutade d’ironie féminine qu’il met dans la bouche de son héroïne : « Si les hommes nous voyaient comme nous sommes, ils seraient un peu déroutés ; mais les hommes les plus fins, les plus pénétrans, sont souvent dans l’illusion au sujet des femmes ; ils ne les lisent pas dans le vrai jour, ils se méprennent sur leur compte pour le bien et pour le mal. L’honnête femme, suivant leur idée, est une chose bizarre, moitié poupée, moitié ange ; leur méchante femme est presque toujours un démon. Ils sont plaisans à voir tomber dans l’admiration réciproque de leurs créations de femmes, adorant l’héroïne de tel poème, drame ou roman, la trouvant belle, — divine ! belle et divine peut-être, — mais souvent complètement artificielle, fausse comme la rose de mon chapeau qui est là. Si je disais tout ce que je pense sur ce point, si je donnais mon opinion sur certains caractères de femme de premier ordre dans certains ouvrages de premier ordre, on me lapiderait. — Après tout, reprend une interlocutrice, les héroïnes qu’imaginent les hommes valent les héros qu’inventent les femmes. — Pas du tout, les femmes lisent avec plus de vérité dans les hommes que les hommes dans les femmes. Je vous prouverai cela dans une revue, un jour que j’en aurai le temps. » Ce persiflage veut dire deux choses : que les romans des femmes sont plus vrais que ceux des hommes, et par conséquent que Currer Bell est une femme.

Je crains que Shirley ne soit pas la démonstration sans réplique de la première de ces conclusions. Il en est de beaucoup de livres comme d’une multitude d’opéras italiens : il ne faut pas le juger en pédant, il ne faut point évoquer à leur endroit les règles de l’esthétique, il ne faut rien leur demander au-delà de l’agrément d’une lecture de quelques heures. Les romans anglais se rangent en général dans cette catégorie.