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qu’il déposa les armes. Le vainqueur le laissa sortir avec les honneurs de la guerre, et il eut la faculté de se retirer sur le continent. Quand les Stuarts remontèrent sur le trône, George de Carteret fut nommé vice-chambellan et intendant de la flotte. À partir de cette époque, les seigneurs de Saint-Ouen n’appartiennent plus exclusivement aux îles de la Manche ; Anglais par leurs titres, par leurs charges, ils cessèrent de briller de cet éclat particulier qui les faisait paraître si grands sur un petit théâtre.

Nous avons vu que Jersey s’était déclaré pour le roi contre le parlement ; les puissans seigneurs en qui se personnifiait l’opinion de la presque totalité des insulaires avaient fait avec leurs vaisseaux une rude guerre aux navires anglais qui tenaient leurs commissions des ennemis de la monarchie. Le bailli nommé par le gouvernement que l’île ne voulait pas reconnaître n’avait pu rester en fonctions que trois mois à peine, et il s’était retiré, laissant le seigneur de Saint-Ouen exercer ses vengeances contre ceux qui avaient osé menacer sa famille. Cependant la neutralité entrait si bien dans l’esprit de ces insulaires, ils avaient au fond si peu de goût pour les luttes de partis, que le gendre de Cromwell, le général Lambert, trouva parmi eux une retraite paisible. Doit-on s’étonner que nos réfugiés politiques, étrangers au pays, soient accueillis sur ce rivage hospitalier, sans que personne leur demande à quel parti ils appartiennent ?

Mais revenons au manoir de Saint-Ouen. Il est triste, sombre, mystérieux, imposant dans son ensemble ; aucune régularité dans l’architecture, peu d’ornemens ; des croisées percées au hasard : cinq à six siècles y ont mis la main, sans pouvoir rajeunir ce grave castel, où il semble qu’on n’ait jamais souri. Le seigneur qui le possède a des droits plus étendus que ses voisins ; c’est lui qui accorde aux taverniers la licence dont ils doivent être munis pour débiter des liqueurs, et que pour le reste de l’île, la cour royale se réserve le privilège de concéder. La paroisse qui le reconnaît pour suzerain se divise, non point en vingtaines, comme les autres, mais en cueillettes, mot significatif, qui implique l’idée de redevances imposées aux tenanciers. Ces petites particularités suffisent à faire de la paroisse de Saint-Ouen, reculée aux extrémités de l’île, comme un pays à part, plus fortement empreint des traces du passé. On y trouve aussi, plus qu’ailleurs, des paysans de la vieille roche, qui n’entendent pas encore l’anglais, qui ne parlent pas le français, et s’en tiennent au patois normand le plus primitif. Le château de Saint-Ouen ayant passé aux descendans par les femmes de cette famille illustre, le nom de Carteret en est sorti pour toujours. Le seigneur qui représente aujourd’hui cette forte race habite tout près de là, à Vinchelez-de-Bas, petit manoir rustique à la physionomie sérieuse, qui a un bouquet de vieux arbres pour futaie et une