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voix frénétiques, monte au cerveau des buveurs avec les fumées du vin ; l’auditoire hurle à pleine tête, les disputes commencent, les pipes blanches et frêles volent en éclats…, et le inn-keeper, le tavernier, qui vient de vous apercevoir, fourvoyé là en si étrange compagnie, accourt vers vous tout confus ; il vous entraîne vers l’escalier et vous conduit dans de charmans salons, avec l’empressement d’un homme qui tient à montrer qu’il a où recevoir les gens comme il faut. Dans ce salon, vous vous ennuyez peut-être ; mais ouvrez la fenêtre : quelle vue ! La mer à gauche, à droite le chemin étroit et rapide que descend l’omnibus de Saint-Hélier au galop de ses trois chevaux ; en face, les barques prêtes à partir, que le flot de la marée montante commence à soulever. Quelques heures encore, et elles auront mis à la voile, emportant vers les côtes d’Angleterre leurs équipages gorgés de brandy. Adieu jusqu’au prochain hiver !


II

Pour aller de Gorey à Saint-Hélier, trois routes se présentent. Ceux qui veulent embrasser d’un coup d’œil l’île de Jersey tout entière ne manquent pas de se diriger par la Houguebye. Une route charmante, qui traverse de frais vallons semés de grands arbres et côtoie tantôt des fermes cachées sous les pommiers, tantôt de jolis jardins, les conduira à cet endroit fameux. La Houguebye est un amas de terre, un tumulus, sépulture de quelque héros des temps oubliés, ou bien, comme le veut la légende, le tombeau d’un seigneur de Hambye, en Normandie, lequel fut tué dans cette île. Sa veuve lui fit élever ce monument colossal afin que ses yeux pussent distinguer des côtes de France la tombe de l’époux qu’elle pleurait encore. À la fin du dernier siècle, un duc de Bouillon acheta la Houguebye, et éleva sur le tumulus la haute tour qui porte aujourd’hui le nom de Prince’ s Tower. Elle est entourée d’arbres élancés qui semblent se presser autour d’elle et vouloir la dérober aux regards ; mais la tour, festonnée de lierre, dresse fièrement au-dessus des plus et des chênes sa tête crénelée. Du haut de la plate-forme qui la couronne, on jouit d’un de ces spectacles extraordinaires qui entraînent l’esprit dans l’immensité. On voudrait avoir des ailes pour planer au-dessus des collines boisées qui font ressembler l’île à une corbeille ; on voudrait s’élancer à la rencontre des blanches voiles qui glissent de toutes parts sur l’azur de l’Océan, raser d’un vol rapide les dunes jaunes que le soleil fait étinceler sur les côtes de France. On est ému et on plaint ceux qui après avoir braqué leur lunette Sur tous les points de l’horizon avec l’indifférence d’un touriste, boivent un verre de porto sans rien dire, remontent dans leur calèche et partent au grand trot pour arriver à l’hôtel à l’heure du luncheon. La