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à le penser du moins. C’est une reprise de possession un peu désordonnée, mais elle n’en ressemble que plus à la joie du voyageur qui saute en remettant le pied sur le sol de la patrie. À ce titre, elle mérite d’être lue comme une page nouvelle des aventures de M. Browning. Il est bon de voir ce qu’il rapporte ou ce qu’il va chercher.

Ce qu’il rapporte tout d’abord, c’est une combinaison à doses plus égales de ses deux caractères précédens, disons de ses deux matières. Les limites qui séparent le réel du spirituel, ce qu’on perçoit avec les sens de ce qu’on perçoit par l’esprit, sont à peu près effacées. Il passe brusquement d’une image microscopique à une abstraction, d’un trait extérieur de ce monde à un de ses nerfs invisibles, du sérieux au comique. Pour énoncer des spéculations recueillies, presque solennelles, il emploie une versification qui rappelle Hudibras, et qui sonne comme un carillon de rimes bizarres.

Son volume renferme deux poèmes : la Veillée de Noël et le Jour de Pâques. Le premier s’ouvre par quelques-uns de ces traits à la flamande dont j’ai parlé. La veille de Noël, par une pluie de rafale, M. Browning s’est abrité sous le porche d’une chapelle presbytérienne, et l’un après l’autre il a vu entrer les élus du lieu, figures baroques qui toutes ont semblé lui dire du regard : De quel droit le galiléen vient-il au milieu des saints ? En dépit de ces coups d’œil pharisiens, en dépit de la langue bleue de la chandelle, qui lui tient à peu près le même langage du fond de la lanterne du portail, M. Browning pousse du coude la porte criarde et va s’asseoir au milieu des élus ; mais bientôt il s’enfuit la tête pleine du pasteur vociférant et des ouailles placidement béates. Il est écoeuré par cette dévotion qui veut monopoliser Dieu pour la chapelle de Sion et ses hôtes.

« Et cependant (reprend la seconde voix du poète, car il y a toujours en lui un dialogue de voix qui se répondent), pourquoi concentrer ma colère sur un cas isolé ? C’est toujours ainsi : qui en sait un les sait tous. Ces braves gens ont sans doute un jour senti en eux un certain quelque chose, le mouvement qu’ils nomment l’appel du Seigneur. — Et tout ce mécanisme de paroles et d’intonations, ces textes avec un gémissement par verset, sont leur méthode à eux pour raviver la flamme de cet instant, pour reproduire en eux cet élan qui se fortifie par l’exercice. Je sais fort bien comment cela se passe. La semaine dernière, sur le chemin de fer de Manchester, le toc-toc et le cric-crac de la locomotive me firent venir un air dans la tête et la semaine prochaine, le grincement de la machine chantera de nouveau le même air dans ma tête, tandis qu’il fera seulement frémir les hanches de mon voisin, parce que, chez mon voisin, il ne trouvera pas de filet musical à faire jaillir. »

Le poète est en plein air ; sa poitrine se dilate. Il marche avec une bouffée de pluie à la face et un joyeux rebondissement du cœur, comme si, avec l’aide de Dieu, il franchissait le seuil de son église à lui.