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yeux sur elle, et qu’elle a dédaigné. Qu’il trouve l’occasion de se venger, et il se vengera. Or, cette occasion ne tarde pas à se présenter. Bernard Stamply, le fils du vieux fermier, que chacun croyait enseveli sous les neiges de la Russie, revient en France et va tout droit au château de la Seiglière, car il ignore la mort de son père, et vient pour l’embrasser. Destournelles, qui le reçoit, n’a pas de peine à découvrir qu’il tient dans sa main l’instrument de sa vengeance, et en effet Bernard sert à son insu tous les projets de Destournelles. Tant qu’il n’a pas vu Hélène, il se prête docilement à tous les projets de l’homme de loi, et lorsque l’amour, l’amour le plus sincère et le plus profond, l’engage à suivre l’exemple de son père, à ratiller la donation faite par le vieux Stamply, il est trop tard, et Destournelles a barre sur la baronne, sur le marquis et sur Bernard. Le personnage de Destournelles n’est pas dessiné moins habilement que le marquis. C’est bien l’homme de loi dans toute son âpreté, résolu à toucher le but sans tenir compte des affections qu’il froisse, des espérances qu’il flétrit. Se venger, se venger à tout prix, c’est la clé de toute sa conduite. A ses yeux, tout le reste n’est rien. C’est ce qu’on appelle un homme madré; la baronne trouve dans Destournelles un adversaire digne de son génie, et l’expression n’a rien d’exagéré, car Mme de Vaubert représente à merveille le génie de l’intrigue. Quant à Raoul, je ne me plains pas de son caractère effacé. C’est un enfant sans clairvoyance, sans volonté, que sa mère dirige à son gré, et qui pourtant se relève dès qu’il sent que son honneur est en jeu. Bernard est un type de franchise et de loyauté, qui dès les premières paroles se concilie la sympathie du spectateur. Placé entre Mme de Vaubert, qui voit dans son retour la ruine de Raoul, et Destournelles, qui le prend pour instrument de sa vengeance, il renonce à la revendication de ses droits aussitôt que la loi lui apparaît comme la ruine d’Hélène.

Avec ces personnages, M. Sandeau a composé une comédie charmante, rapide, animée, étincelante de gaieté. Le marquis a le privilège de dérider tous les fronts. Il y a, en effet, dans ce vieil enfant à qui l’exil n’a rien appris, un mélange d’impertinence et de fatuité contre lequel l’homme le plus maussade ne saurait tenir. Quand il reçoit l’assignation libellée par Destournelles, son étonnement et sa colère sont du comique le plus franc. Il demande ses gants à Jasmin pour toucher cet affreux grimoire. Sans domicile! demeurant de fait au château de la Seiglière! du papier timbré dans le château de ses aïeux! un huissier a osé salir le seuil de son château! Est-ce assez de honte? Son épée, son épée! qu’on lui apporte son épée ! Le marquis de la Seiglière ne connaît pas les lois nouvelles et ne veut pas les connaître; mais il saura venger l’affront fait à son blason. Toute cette scène est joyeusement menée, et M. Sandeau a trouvé dans M. Samson un interprète intelligent.

L’amour mutuel de Bernard et d’Hélène est peint avec une fraîcheur que nous ne sommes pas habitués à rencontrer au théâtre. L’ingénuité de la jeune fille qui sert à son insu les projets de la baronne, l’imprévoyance de Bernard qui donne tête baissée dans le piège qui lui est tendu par une main innocente, tout cela est présenté avec une adresse, une sécurité qui déroutent quelque peu les hommes rompus depuis vingt ans aux ruses du théâtre. Un vieux praticien n’eût pas mieux fait, et je crois même qu’il n’eût pas fait aussi bien, car le métier n’aura jamais la jeunesse de l’art.