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On entend au dehors la voix de M. de Gervais ; voilà le moment redoutable ! Il entre ; il embrasse sa femme et son fils, et, sans s’apercevoir qu’ils sont en grand deuil, il demande Clotilde, d’abord avec une tendre impatience, puis avec un commencement d’angoisse. Clotilde parait sur le seuil de la chambre que M. de Gervais sait être celle de sa fille : il avait laissa une enfant ; il voit une belle jeune personne de dix-huit ans vêtue de sa robe des jours de fête. Avant qu’on ait pu dire un mot pour le détromper, il s’est élancé vers Clotilde, il la presse dans ses bras avec une telle ivresse paternelle, que l’on n’a pas le courage de lui dire que la vraie Clotilde est morte, et que celle-là n’est qu’une étrangère.

Par malheur, nous ne sommes encore qu’à la fin du premier acte, et pour défrayer les deux autres, l’auteur s’est avisé d’un incident dont la seule pensée rend la pièce monstrueuse ou impossible. Edmond de Gervais, qui sait très bien que Clotilde n’est pas sa sœur, ne peut manquer de devenir amoureux d’elle. Le public, qui est aussi dans la confidence, ne songe point à s’en formaliser ; mais ce qui dépasse toute idée, c’est que le père, M. de Gervais, qui n’est pas encore détrompé et ne le sera qu’au dénouement, surprend les premiers indices de cet amour d’Edmond et de Clotilde, que ses soupçons, éveillés dès le milieu du second acte, vont s’aggravant jusqu’à la fin, et que sans l’intervention fortuite du marbrier à qui Edmond a commandé le tombeau de sa sœur, et qui vient réclamer le prix de sa facture, nul, sous ce toit où tout respire les chastes affections et les vertus de famille, ne l’avertirait qu’il se trompe, qu’Edmond et Clotilde peuvent s’aimer, et qu’au lieu d’avoir à s’effrayer d’un crime, il n’a qu’à pleurer un malheur.

Voilà le principal ressort de cet ouvrage, à la fois lugubre comme un enterrement et révoltant comme un cauchemar immoral. Pour que le drame existe, il faut que l’erreur de M. de Gervais soit, pendant une heure, prise au sérieux par le spectateur ; pour qu’il soit tolérable, il faut que le public compte pour rien le soupçon de M. de Gervais, et se rappelle constamment qu’Edmond et Clotilde ne sont pas frère et sœur. De ces deux effets, qui se contrarient sans cesse, résulte non-seulement diffusion ou absence d’intérêt, mais impossibilité complète. Rien ne saurait exprimer la sensation de stupeur et de dégoût que l’on éprouve en voyant ce père honnête homme, présenté comme un abrégé des vertus patriarcales, promener d’un acte à l’autre son imagination sur cette monstrueuse idée d’un amour incestueux, s’y acclimater peu à peu, nous faire part de tout ce qui confirme ses soupçons, et finalement trouver son fils aux pieds de celle qu’il croit sa fille. Nous savons bien que, dans le paroxisme de désespoir et de honte que cette vue lui cause, il finit par s’écrier : « J’aimerais mieux que ma fille fût morte ! » mais il devrait commencer par là. Évidemment, au lieu de cet impassible marbrier dont l’auteur a fait son deux ex machinà, il faudrait que le premier soupçon de M. de Gervais au sujet de l’amour d’Edmond et de Clotilde fût le trait de lumière qui lui révélât la vérité. Autrefois, à l’époque où M. Dumas avait du talent, où il excellait à sauver les situations scabreuses avec une si heureuse audace que le pas difficile était franchi avant même qu’on s’aperçût qu’il existât, il n’eût pas manqué de comprendre que c’était là le seul salut possible de sa pièce, le seul moyen d’éviter la plus horrible dissonance dans le ton général du drame et dans le caractère principal :