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REVUE. — CHRONIQUE.

faire pour cette âme honnête et pure, du plus léger indice de l’amour de Clotilde et d’Edmond, la preuve la plus péremptoire que la vraie Clotilde est morte ; établir entre ces deux faits non-seulement une affinité lointaine, mais une nécessité immédiate et logique ; ne pas laisser à l’infâme pensée d’une passion incestueuse le temps d’apparaître en entier ni à l’esprit du spectateur, ni à l’esprit de M. de Gervais, sans être, aussitôt suivie d’une certitude qui rassure le père en le désolant. Voilà tout ce qui pouvait sortir de ce sujet, en admettant qu’il fût bien nécessaire de grossoyer et de gâter l’idée et le succès de Mme de Girardin, et de nous apprendre que la douleur fait peur, ce qui est moins original et plus triste.

En prolongeant outre mesure une situation qui ne devait et ne pouvait être qu’un éclair, l’auteur du Marbrier nous a donné le droit de douter même de cette habileté matérielle et vulgaire qui avait, disait-on, survécu à ses autres facultés, ou plutôt il nous a prouvé que le manque de sens moral équivaut parfois au manque d’habileté. Le débutant le plus novice dans l’art d’enchevêtrer et de débrouiller une intrigue eût évité cette faute, pourvu qu’il eût deviné d’avance les répugnances du spectateur en consultant les siennes. Un vétéran, aguerri par vingt-cinq années de succès et de chutes, vient se briser contre cet écueil, parce que, habitué à ne plus compter ni avec le public ni avec lui-même, pareil à ces joueurs épuisés, mais incurables, qui, à bout de combinaisons et de ressources, n’ont plus que la superstition du hasard, il a perdu, dans ce jeu incessant et rapide, même le temps et la force de réflexion nécessaires pour se souvenir des plus simples notions de son art, pour prévoir les plus infaillibles conséquences de ses étourderies. Les étourderies du déclin ! elles sont plus tristes, hélas ! que celles de l’apprentissage, parce qu’elles renferment une espérance de moins et un regret de plus. En voyant à quel excès ou à quel néant vient aboutir un talent dont nul ne contestait autrefois l’éclat et la verve, en assistant à ce lamentable drame dont le sujet est lugubre, l’idée empruntée et le ressort révoltant, nous nous demandions s’il n’y avait pas dans certaines aberrations et certaines décadences quelque chose de plus funèbre que dans ce Marbrier même et dans les paternelles douleurs de M. de Gervais.

ARMAND DE PONTMARTIN.


REVUE MUSICALE.
LES THÉATRES ET LES CONCERTS.

La saison musicale qui vient de finir assez paisiblement n’aura pas été féconde en incidens mélodiques, et ne comptera guère dans l’histoire que pour avoir vu s’élever l’Étoile du Nord de M. Meyerbeer, dont le succès se continue et confirme nos prévisions. Le départ de Mlle Cruvelli, la rentrée de Mme Tedesco et la reprise de la Reine de Chypre de M. Halévy, voilà tout ce qui s’est passé de nouveau à l’Opéra depuis la triste exhibition de la Vestale de Spontini. Dans la Reine de Chypre, où Mme Stoltz n’a pas été plus remplacée que dans la Favorite, il n’y a eu de remarquable que le jeune Bonnehée, qu’une belle voix de baryton, quoiqu’un peu courte, et un bon sentiment musical ont fait applaudir dans le duo du troisième acte, où il a été parfaitement secondé par M. Roger. Si M. Bonnehée persévère dans la voie où il est entré, et s’il écoute toujours les conseils du maître qui l’a si bien guidé