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la nation arménienne dans les transformations que lui ont fait subir les vicissitudes sans nombre qu’elle a éprouvées, et dans son état actuel. Je me suis efforcé de retracer au vif sa physionomie, en empruntant les principaux linéamens de mon esquisse aux monumens et aux livres originaux. Mon crayon peut s’être égaré quelquefois, mais les indications qui l’ont dirigé, et que j’ai rapportées, sont d’une vérité réelle et historique. Dans la lutte qui s’est engagée entre la Porte et la Russie, et pour laquelle s’arme l’Europe occidentale, cette physionomie devient plus que jamais intéressante pour nous à étudier. C’est entre ces deux puissances que s’est répartie la masse la plus considérable de la nation arménienne, et elle apporte à chacune d’elles un contingent de force peu apparente, mais effective. Dans l’empire ottoman, elle peut mettre au service du gouvernement une habileté financière et une entente des affaires qui rendent son concours indispensable, surtout dans un moment de crise, comme aussi l’aptitude que lui a inoculée l’esprit chrétien de s’assimiler tous les élémens de la civilisation européenne. Deux des services publics les plus importans, la fabrication des poudres et la direction des monnaies, y sont entre ses mains[1]. A la Russie, elle prête l’autorité qu’a sur tout le peuple arménien la voix du catholicos d’Edchmiadzin, dont le trône patriarcal est surmonté aujourd’hui de l’aigle à la double tête, et lui fournit, avec la Géorgie, des généraux expérimentés dans les guerres d’Asie. Les événemens qui se préparent dessineront l’attitude des Arméniens dans les deux camps opposés, et ce ne sera pas une des phases les moins curieuses du drame qui a commencé à se dérouler sous nos yeux.

Sans vouloir préjuger ces événemens, il est possible néanmoins d’entrevoir l’influence que les faits déjà accomplis sont destinés à exercer sur l’état de la société arménienne dans l’empire ottoman. Le traité de la triple alliance, signé le 12 mars dernier entre la France, l’Angleterre et la Turquie, en assurant, comme on l’annonce, aux rayas le droit de propriété, achèvera l’émancipation des Arméniens, commencée par le Tanzimat, dont les dispositions leur ouvrent l’accès à toutes les fonctions publiques. Que le sultan, continuant son œuvre

  1. Deux honorables familles de Constantinople, MM. Duz-Oglou et Dadian, sont en possession, les premiers depuis un temps immémorial de la garde des joyaux de la couronne et de la fabrication des monnaies, les seconds de la direction des poudrières impériales. Le chef de la famille Dadian, mort en 1812, était né avec un génie remarquable pour la mécanique, science qu’il devina d’instinct, car aucune étude ne la lui avait enseignée. Il inventa nombre de machines ingénieuses pour l’industrie, pour le service de la marine et de l’artillerie, et réorganisa les poudrières il l’instar des meilleures usines de ce genre qui existent en Europe. Dadian fut comblé de faveurs par les sultans Sélim et Mahmoud. Ses fils continuent aujourd’hui la carrière de leur père et jouissent de la même confiance auprès du sultan Abdul-Medjid.