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la plus élevée de cette subite horreur qui avait saisi les Pays-Bas : plus elle était vague, plus elle était puissante. On se sentait entraîné par les détours des théologiens vers un seuil lugubre, sans savoir ce qu’il y avait au-delà, et comme ces troupeaux aveugles qu’un sourd pressentiment avertit du péril suspendu dans l’abattoir, les peuples, sans pouvoir expliquer le motif de leur aversion soudaine, refusaient d’entrer par la porte nouvelle où le roi catholique avait juré de les engager. Ils étaient pleins d’épouvante, leur chair se hérissait, ils respiraient d’avance l’odeur du sang qui n’était pas encore versé, et ils cherchaient partout en mugissant quelque issue pour se dérober à leur divin pasteur.

Si l’on ajoute que tous ces sujets de colère, de crainte, d’aversion, se confondaient avec l’idée de la domination étrangère, que le concile de Trente, les placards, l’inquisition, c’était l’Espagne, on comprend de reste quels fermens s’agitaient dans les esprits sous les formes encore impassibles du gouvernement de Marguerite. Chose terrible pour le peuple ! il venait de faire cette découverte : sa religion, c’était son ennemi.

À l’approche de la crise chaque jour plus menaçante, l’impuissance du ministre Granvelle devenait évidente pour tous, excepté pour lui-même : non pas qu’il manquât de l’art nécessaire pour régir un état dans les temps ordinaires, mais il voulut appliquer à des circonstances toutes nouvelles des remèdes surannés, et régir une révolution comme un état paisible. Par cette disproportion entre le but poursuivi et les moyens employés, il lui arriva ce qu’il y a de pire au monde : Il rendit le gouvernement ridicule. Granvelle voulait des choses énormes, odieuses à la nation, et, soit excès de finesse, soit défaut d’énergie, il s’était follement persuadé que les ruses, les petits calculs, les habiletés accoutumées, suffiraient à envelopper des peuples encore rudes et aveugles. Par trop d’esprit, il s’éblouit lui-même, ne voyant pas que la passion éveillée dans les masses était devenue plus clairvoyante que sa diplomatie souterraine. Chaque jour son patelinage doucereux échouait contre les colères de la conscience publique.

Les hommes accoutumés à caresser de petits pièges, quand viennent les momens décisifs, sont presque toujours dupes, ils sont si occupés de leurs subtiles trames, qu’ils ne s’aperçoivent pas que le monde entier a les yeux ouverts sur eux, et assiste en spectateur à leurs préparatifs de fraude. C’est l’histoire de Granvelle. On le voyait tendre sur la société ses menus fils d’araignée, et lui seul n’en savait rien. Le moment vint où, lorsqu’il eut achevé d’ourdir son filet, il se trouva lui-même enveloppé d’un immense éclat de rire. Ce n’étaient que pasquilles et brocards contre l’odieux cardinal. Le peuple