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peut, à travers presque toute opinion, revenir à une conclusion généreuse : Cabanis, Volney, M. de Tracy, ceux que l’empereur désignait spécialement par le nom d’idéologues, avaient gardé sous l’empire le sentiment de l’humanité, l’instinct du droit et de la règle, le blâme de l’arbitraire et des abus de la force, et ils en consignaient à propos l’expression dans les muets scrutins du sénat. C’est que dans ces hommes le cœur était plus haut que la doctrine. Et en dépit de l’origine abaissée et de l’interprétation insuffisante qu’ils donnaient aux facultés humaines, tout éloignés qu’ils étaient de la vérité dans l’ordre métaphysique, ils étaient capables, dans l’ordre moral et civil, d’élévation et de dévouement à l’humanité. Mais une telle conséquence, en désaccord avec son principe, se rencontre rarement dans la vie. M. de Tracy et ses amis avaient formé sous l’empire un bien petit troupeau, une anomalie, une singularité plutôt qu’une résistance. Il était donc à souhaiter qu’une autre force, une autre philosophie, vînt relever la conscience publique, animer les lettres et donner à quelques caractères l’appui d’un principe.

Les commencemens en furent bien faibles, ou plutôt cachés dans un cercle bien restreint, et toutefois, lorsqu’il en apparut quelque lueur sous l’empire, elle ne put échapper à l’œil d’aigle qui voyait tout. C’est en 1811 qu’au milieu de la plus grande gloire et du plus complet silence de la France, dans une salle obscure du vieux collège du Plessis, devant une quarantaine de jeunes gens et quelques paisibles amateurs, avait fait sa rentrée dans le monde la philosophie du spiritualisme et du devoir, fondée sur l’activité spontanée de l’âme, sa conformité à la vérité et à la justice divine et sa puissance interne de les comprendre et d’y satisfaire. Oui, ce jour-là reparaissait la philosophie de Descartes, persécutée au début du XVIIe siècle, mais qui avait indirectement inspiré de son âme toute cette grande époque et lui avait tenu lieu de droit politique et de liberté. Trop oubliée dans l’âge suivant, destituée de son légitime empire sans être remplacée, elle reparaissait aujourd’hui, entre les ouvrages de Cabanis et de Garat, devant ces théories du matérialisme si naturellement contemporaines du régime de la force matérielle.

Le maître qui venait annoncer cette antique nouveauté était un homme d’un âge mûr, peu connu alors, mais imposant d’aspect et de langage. Après avoir figuré dans les rangs moyens de la révolution, dont il avait partagé les premiers vœux de réforme et de liberté, après avoir été courageusement mêlé aux périls de l’administration municipale sous Bailly, après avoir figuré dans une des assemblées qui succédèrent à la convention, il avait, pendant des années de retraite, nourri ses souvenirs et élevé sa pensée par l’étude exclusive des plus rares génies, Platon, Thucydide, Tacite, Milton, Descartes,