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que plus qu’aucun autre il fût privé du talent de la parole et que son élocution fût parfois même empreinte d’une ridicule bizarrerie, son grand air, sa bonne grâce, son habileté à manier les esprits et sans doute aussi les immenses avantages que l’Angleterre recueillit, sous son administration, de la direction vigoureuse imprimée à la politique extérieure, lui avaient donné dans la chambre des communes un ascendant, une autorité qui ont été rarement égalés. Il est probable néanmoins que, s’il eût vécu quelques années de plus, cette haute position ne se serait pas maintenue intacte. L’expérience a assez prouvé que le souvenir des plus grands services ne suffit pas pour protéger un gouvernement engagé dans des voies qui ne sont pas ou qui ne sont plus celles de l’opinion publique, et telle était incontestablement, au moment de sa mort, la situation du ministère tory. Lord Castlereagh s’était trop complètement associé aux actes et aux principes de ce ministère, même dans ce qu’ils avaient de moins facile à justifier, il y avait concouru avec trop peu de scrupule, pour qu’il lui fut possible de se dégager de cette solidarité que d’ailleurs il ne pensait nullement à décliner. Enfin, ce qui avait longtemps fait sa force, ce qui, aux yeux de la postérité éclairée, constituera son véritable titre de gloire, les actes diplomatiques auxquels il avait attaché son nom commençaient, par un revirement singulier, à devenir pour lui une cause de faiblesse et d’embarras ; on trouvait qu’à force de vivre sur le continent au milieu des rois absolus et de leurs ministres, il avait fini par perdre le sentiment de la politique purement anglaise, de cette politique habile, circonspecte et énergique tout à la fois, égoïste si l’on veut, qui, tenant compte de la position géographiquement isolée de la Grande-Bretagne, avait pour principe de n’intervenir que là où les intérêts du pays étaient directement ou indirectement engagés d’une manière sérieuse, et de ne pas se préoccuper des périls, des compromissions qui ne regardaient que les autres états. On l’accusait d’avoir contracté, dans ce commerce habituel avec des souverains et des hommes d’état pour la plupart assez hostiles à la liberté, des penchans peu compatibles avec les devoirs et les convenances imposés à un ministre anglais, même à un ministre tory.

Ces accusations, ces imputations, je ne prétends pas les apprécier ici : il me suffit de constater que, du vivant même de lord Castlereagh, une opinion puissante ne les lui épargnait pas, et que depuis cette opinion a paru prévaloir en Angleterre. Si je ne me trompe, l’examen raisonné des actes de sa politique, tels qu’ils ressortent de sa correspondance récemment publiée[1], doit disposer les esprits à le

  1. La publication de cette correspondance vient d’être terminée en Angleterre. Les derniers volumes, les seuls qui doivent nous occuper en ce moment, contiennent de nombreux documens relatifs aux dix années pendant lesquelles lord Castlereagh a exercé les fonctions de principal secrétaire d’état pour les affaires étrangères, de 1812 à 1822. L’éditeur, qui n’est autre que le marquis de Londonderry, frère et héritier de l’illustre homme d’état, nous apprend, pour expliquer ce qu’il y a d’incomplet dans cette publication, que les papiers dont elle se compose, retenus longtemps sous les scellés, lui ont été remis dans un état de désordre et de mutilation auquel il ne lui a pas été possible de remédier. Il ne parait pas d’ailleurs que lord Castlereagh eût conservé entre ses mains la suite complète et régulière des copies de sa correspondance officielle, dont les originaux étaient nécessairement déposés dans les archives de son ministère ; à quelques exceptions près, le recueil qu’on vient de mettre au jour consiste en lettres particulières et confidentielles échangées par lui avec les principaux agens de la diplomatie britannique, quelquefois aussi avec des princes et des ministres étrangers. On y trouve par conséquent (et c’est là ce qui en fait la grande valeur) les intentions, les vues du cabinet anglais, ses appréciations sur les hommes et sur les choses, exprimées avec beaucoup plus de franchise et de netteté qu’elles ne peuvent l’être dans les dépêches proprement dites ; mais on ne doit pas s’attendre à ce qu’un pareil recueil contienne sur toutes les questions les éclaircissemens, les développemens nécessaires pour les faire bien comprendre de qui n’aurait pas d’avance une connaissance assez étendue de l’histoire politique de cette époque. Lord Castlereagh et ses correspondans, s’entretenant ensemble, en termes familiers et souvent au milieu du tumulte de la guerre, de faits, de différends, de prétentions qui leur étaient parfaitement connus et qui occupaient toute leur pensée, ne sauraient être toujours intelligibles pour des lecteurs auxquels ils ne prévoyaient sans doute pas que leurs confidences dussent jamais parvenir. L’éditeur de cette correspondance a lui-même, il est vrai, joué un rôle important dans la plupart des négociations dont le livre par lui publié nous présente l’histoire, et il aurait pu remplir plus d’une regrettable lacune. Malheureusement il ne parait pas avoir pensé que ce soin fût une partie essentielle de la tache qu’il avait entreprise, et j’ajouterai qu’à d’autres égards encore il y a porté une négligence difficile à excuser. Malgré les imperfections, il est juste de reconnaître que le marquis de Londonderry, en livrant au public ce volumineux recueil, a tout à la fois jeté beaucoup de jour sur une des époques les plus intéressantes de l’histoire de l’Angleterre et de l’Europe, et rendu un important service à la mémoire de son frère.