Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/1050

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M. Menzel demandant à la Prusse une participation énergique à la guerre contre la Russie, c’est là ce qui prouve nettement la direction nouvelle du mouvement politique en Allemagne. Il est évident que si la Prusse s’était prononcée dès l’origine contre la politique du tsar, elle en aurait retiré un avantage double : non-seulement elle eût par ce moyen empêché l’Autriche de se rendre populaire à ses dépens, mais les Allemands, sachant que la Prusse avait dans cette guerre beaucoup moins d’intérêts matériels à défendre que l’Autriche, lui auraient d’autant plus facilement reconnu l’honneur d’exercer une véritable politique européenne. Aussi les écrits politiques les plus remarquables qui ont paru en Allemagne depuis le commencement de cette crise s’occupent-ils de préférence du rôle que la Prusse aurait dû jouer dans la guerre actuelle. Chose bizarre, l’existence même de ces brochures est en quelque sorte en contradiction avec la politique attribuée au gouvernement prussien, car c’est une singulière façon, il faut l’avouer, de défendre les intérêts de la Russie que de laisser paraître dans les journaux de Berlin les articles les plus anti-russes, tout en faisant saisir la Gazette de la Croix parce qu’elle attaque la France et l’Angleterre.

Parmi ces adversaires que rencontre la politique prussienne dans la presse allemande, l’auteur de l’écrit intitulé la Prusse et la Russie mérite une place à part. Il est impossible de combattre un gouvernement plus ouvertement qu’il ne l’a fait. On attribue cette publication à un savant professeur de l’université de Halle. L’écrivain a pris pour épigraphe ces paroles de Frédéric le Grand : « Une fois que les Russes auront Constantinople, deux années leur suffiront pour être à Kœnisberg. » Et tous les argumens que l’auteur fait valoir avec une foudroyante logique sont en quelque sorte des variations sur ce thème emprunté à la bouche d’un grand homme : « Jamais, dit-il, un état n’a été mieux éclairé que la Prusse par sa propre histoire sur la voie qu’il doit suivre. La Prusse a été fondée par le refoulement des puissances polonaise et suédoise vers l’est et vers le nord. Elle a prospéré par sa lutte contre la monarchie universelle de Louis XIV. Elle est devenue grande puissance en se défendant, appuyée par l’Angleterre, contre la coalition de trois grandes puissances continentales. Elle est tombée en restant neutre de 1795 à 1805, et elle n’a retrouvé sa force qu’en luttant contre la monarchie universelle de Napoléon. Veut-elle maintenant ne pas participer à la lutte contre la monarchie universelle de la Russie, pour tomber peut-être plus bas qu’en 1806 ? En donnant la main aux puissances occidentales, la Prusse aurait pu empêcher un remaniement trop radical de la carte de l’Europe, tandis qu’il serait absurde de supposer que la France et l’Angleterre laisseront un jour la Prusse à la merci du tsar... Si au contraire la Prusse se trouvait entraînée dans une guerre contre les puissances occidentales, l’affaiblissement qui résulterait pour elle de cette guerre la livrerait bien plus facilement à la Russie, son ennemie jurée. »

Aux raisons tirées de l’histoire d’Allemagne viennent se joindre, pour quelques publicistes, des raisons non moins graves, tirées de la situation même de la Russie. On sait que cette puissance se donne volontiers le titre de sainte et d’invincible. Quelques personnes ont une haute idée de la force matérielle qu’elle aurait à mettre en ligne, s’il s’agissait de protéger les états germaniques