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de la Prusse ? L’expédition de Crimée ne laisse point, à ce qu’il parait, d’avoir fort troublé l’esprit du roi Frédéric-Guillaume. Après s’être séparé de la France et de l’Angleterre, il n’est point impossible que le souverain prussien n’arrive aussi bientôt à se séparer complètement de l’Autriche. Que lui restera-t-il alors ? Il lui restera son isolement ; il pourra répéter le mot de Médée : « Moi seul ! » et ce ne sera peut-être point assez. Le roi Frédéric-Guillaume s’applaudit beaucoup aujourd’hui, dit-on, de sa neutralité, et les raisons qu’il en donne ont leur prix : c’est que l’empereur Nicolas n’était point évidemment aussi fort et aussi dangereux qu’on se plaisait à le représenter. Ce n’est point peut-être le tsar même, c’est l’Occident qui tend à troubler l’équilibre de l’Europe. Il ne s’agit point en vérité de savoir si la force de la Russie est à la hauteur de son ambition, quand elle rencontre une autre force capable de lui résister ; il s’agit de savoir si c’est un état normal que celui où cette ambition peut mettre deux grands peuples dans la nécessité de prendre les armes pour lui opposer une barrière, de même que c’est une assez curieuse imagination de représenter l’Occident comme menaçant l’équilibre de l’Europe à l’heure où il combat pour sa défense. Il n’y a qu’un inconvénient, c’est que la Prusse elle-même a souscrit à cette politique, sauf à en décliner les conséquences, et il serait étrange que, par son fanatisme de paix et d’inaction, ce fût justement la Prusse qui amenât la guerre au cœur de l’Europe, d’où on avait voulu la tenir éloignée. C’est là cependant ce qui pourrait finir par arriver. Il vaut mieux croire encore que les événemens de la Crimée auront assez de vertu pour inspirer à la Prusse de plus sages et de plus prudentes résolutions. L’Allemagne tout entière n’est point heureusement comme la Prusse. La masse de l’Allemagne a partagé l’impression profonde, universelle, causée par les premiers succès des armées alliées, et il en a été ainsi, à vrai dire, de toutes les nations du continent, parce qu’elles ont senti que là où étaient les puissances occidentales, là était le droit européen, là était la garantie d’un grand intérêt commun.

Il est fâcheux que l’attitude des gouvernemens de l’Allemagne réponde si peu à celle des populations. Pendant que les armées de la France et de l’Angleterre arrosent la Crimée de leur sang dans un intérêt si manifestement général, les gouvernemens germaniques en sont encore à discuter entre eux sur la question de savoir dans quelle limite l’intérêt de la confédération est lié à celui de l’Europe. Pour quelques-uns même c’est déjà trop oser, et ceux-là ne s’étudient qu’à rechercher dans la législation fédérale les moyens de retarder indéfiniment tout débat, de susciter des entraves à ceux qui, plus prévoyans et plus fermes, s’aperçoivent des dangers auxquels ces lenteurs exposent la patrie commune, et ont à cœur de jouer dans les événemens un rôle plus digne d’elle. Ces efforts des uns pour paralyser la bonne volonté des autres ont eu toutefois un effet auquel les premiers ne semblent pas s’être attendus : ils ont provoqué enfin une énergique et générale impatience dans laquelle nous voyons un heureux symptôme. Toute l’Europe a remarqué le langage précis, l’argumentation péremptoire en faveur d’une participation éventuelle à la guerre que le cabinet de Vienne a opposée au langage embarrassé, à l’argumentation captieuse de celui de Berlin en faveur de l’abstention la plus complète et de la neutralité la plus absolue. L’Autriche,