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la milice, pour les tailles et pour la gabelle, car si des désordres suivis de répressions sanglantes éclatèrent assez souvent dans les provinces, ces soulèvemens, résultats non concertés de souffrances temporairement intolérables, ne se rattachaient à aucune vue de résistance à l’autorité du monarque. L’opposition n’existait pas plus dans le pays qu’à la cour. On sait qu’une seule conspiration, celle du chevalier de Rohan et de Latréaumont, éclata durant ce règne plus que semi-séculaire, conspiration qui fournit au roman plus qu’à l’histoire une page écrite avec le sang de quelques étourdis entraînés par les souvenirs des deux régences précédentes, offrant ainsi une preuve nouvelle du péril que courent dans tous les temps les Épiménides politiques. La bourgeoisie n’avait d’autre souci que d’augmenter sa fortune et de grandir sa position, en achetant les charges nombreuses dont les besoins du trésor provoquaient sans cesse la création. La magistrature, par laquelle les classes bourgeoises se rattachaient de loin aux intérêts d’état, avait perdu, avec le droit de remontrance, ses dernières attributions politiques. Irréprochables dans leurs mœurs, toujours éminens par leur savoir, les magistrats de Louis XIV avaient d’ailleurs subi à un degré fort sensible l’influence énervante du temps, car bien loin d’arrêter jamais le monarque dans l’entraînement de ses passions, ses parlemens en furent, il faut bien le reconnaître, les instrumens les plus soumis et les plus empressés. Ils ne surent rien refuser au roi, depuis la légitimation des bâtards adultérins jusqu’au droit de successibilité à la couronne, et si le premier président de Harlay ne fut pas le vil courtisan dépeint par Saint-Simon, il fut bien moins encore le magistrat austère dont sa maison avait en d’autres temps fourni le plus parfait modèle.

La noblesse provinciale avait perdu depuis la création des intendances la presque totalité de ses attributions administratives; il ne lui restait plus guère, même dans les pays d’états, que le droit de figurer périodiquement dans la comédie du don gratuit. Impuissante à défendre ses intérêts collectifs, sans aucune sorte d’influence sur le gouvernement, qui n’avait à compter qu’avec les familles installées à Versailles et chaque jour enrichies par les libéralités du prince, la noblesse des provinces n’avait d’autre perspective, dans l’éloignement où on la maintenait de toutes les carrières lucratives, que de verser son sang dans les armées et sur les vaisseaux du roi, pour rentrer un jour au manoir paternel avec un patrimoine réduit, la croix de Saint-Louis et une pension de 600 livres. Toute la vie publique de la France était donc, au pied de la lettre, concentrée dans deux cents familles au plus, en position de fournir exclusivement au roi les grands officiers de sa couronne, les serviteurs di-