Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 6.djvu/910

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jugeront ce devoir un plaisir ; il s’en faut pourtant qu’il soit toujours escorté d’agrémens ; il requiert au contraire, comme tous les devoirs, beaucoup de force d’âme et d’oubli de soi, beaucoup de dédain de l’aisance vulgaire. Il n’est pas doux, quand on a été habitué à toutes les délicatesses de la civilisation, de parcourir sous la pluie des savanes immenses et de manger des semaines entières les mets excentriques des cuisines sauvages. Ajoutez à cela que les périls qui vous attendent n’ont rien qui flatte la vanité. C’est une surprise agréable et romanesque que d’être attaqué au coin d’une route par de pittoresques bandits calabrais ou espagnols ; mais il n’y a certainement rien de plus prosaïque que d’être exposé à défendre sa vie contre des bandes nomades de peaux-rouges ou des troupeaux de loups faméliques. Dans ces excursions anglaises aux pays déserts et sauvages, les périls sont obscurs et sans éclat, les fatigues sans aucune compensation. La meilleure preuve que le plaisir de tels voyages n’en compense pas les ennuis, c’est que chez les autres nations il n’y a que des hommes voués à la science ou des aventuriers traînant une vie inutile qui accomplissent de telles excursions. À quelques rares exceptions près, nos gentlemen ont plus de souci de leur santé et de leur importante personne. Quand ils visitent l’Amérique, cela veut dire qu’ils se sont rendus à New-York ou à Boston, mais nullement qu’ils vont parcourir les prairies du Far-West. Ce n’est cependant pas faute de courage que le Français recule devant ces voyages lointains. Qu’est-ce donc qui le retient ? C’est la pensée de fatigues ennuyeuses et de périls sans aucun bénéfice ; Le Français laisse ces sortes d’expéditions aux monomanes possédés de passions botaniques et géologiques, ou aux pauvres diables qui n’ont rien à perdre ; mais les Anglais qui exposent ainsi leur personne sont au contraire la plupart du temps des gens qui ont beaucoup à perdre, ce sont des officiers, de jeunes lords, des commerçans, quelquefois même des dames. N’étant pas forcés par les nécessités de la vie à de tels voyages, ils seraient donc très bien en droit de les baptiser du nom de devoir accompli ; ils sont plus modestes, ils appellent cela du nom de plaisir, et en effet leur grande force physique, en leur faisant en quelque sorte du mouvement une loi hygiénique, transforme ces fatigues en plaisirs.

Mais devoir ou plaisir, encore une fois cette ardeur voyageuse mérite presque le nom de vertu. Elle le mérite par les services qu’elle a rendus à la race humaine ; elle a droit à la reconnaissance des nations. C’est en grande partie à cette vertu que nous devons d’avoir aujourd’hui une connaissance à peu près exacte de notre globe. Toutes les mers ont été sondées, toutes les îles décrites, tous les continens parcourus ; mœurs, religions, costumes et coutumes de toutes les peuplades, les Anglais nous en ont donné des descriptions,