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état de mœurs voisin du paganisme. Comme il est glorifié pour l’avoir laissé meilleur qu’il ne le trouva, et que les traits de caractère que nous avons rapportés appartiennent à ces paroissiens régénérés, il faut croire en effet qu’ils avaient comblé la mesure de la barbarie. Les ministres antérieurs n’avaient pas daigné convertir cette population, peut-être parce qu’ils avaient trop appartenu à cette classe de joyeux curés anglicans, plus dévoués à leurs habitudes qu’à leurs ouailles, royalistes féroces, ivrognes solides, parasites de juges de paix et de squires aussi grossiers qu’eux, dont la littérature anglaise, de Fielding à Walter Scott, nous a si souvent présenté le portrait. Un bel échantillon de ce type curieux et à jamais perdu semble avoir été un certain M. Nicholls, curé d’Haworth sous la restauration des Stuarts, et qui, pour excuser ses habitudes d’ivrognerie et préserver en même temps son caractère sacré, avait coutume de dire : « Vous ne devez vous inquiéter de moi que lorsque je suis à trois pieds de terre, » c’est-à-dire en chaire. M. Grimshaw entreprit la réformation de sa paroisse, ou, pour mieux dire, reçut du ciel, sous la forme de visions impératives, l’ordre de l’entreprendre. Aucun effort ne lui coûtait. Quand il avait achevé les offices et satisfait à ses obligations générales, il s’en allait prêcher de maison en maison, et cela jusqu’à vingt ou trente fois par semaine. Des paroissiens aussi rebelles que les siens devaient être durs à convertir, et les moyens de douceur et de persuasion fort impuissans ; mais M. Grimshaw ne reculait pas devant les mesures énergiques. S’il s’apercevait de l’absence de quelques-uns de ses paroissiens, il sortait de l’église pendant que la congrégation chantait quelque psaume, le cent dix-neuvième par exemple, qu’il avait choisi à cause de sa longueur ; puis, armé d’un fouet, il allait chercher les absens dans les cabarets du village, et les poussait à coups redoublés jusqu’à l’église. Ce trait de caractère me touche singulièrement. Honnête et morale Angleterre, les coups de fouet de M. Grimshaw peuvent nous faire sourire ; mais ce petit fait bizarre et expressif explique une des causes de la grandeur anglaise. Quand vous vous demandez comment s’est établie et maintenue la liberté anglaise, pensez un peu à M. Grimshaw et à son fouet. Dans ce pays, les honnêtes gens ne se sont pas tenus timidement à l’écart ; à quelque classe qu’ils appartiennent, on les voit toujours maintenir contre la populace leurs droits d’honnêtes gens, les droits que donnent la vertu, la piété et le savoir. Ils ont ainsi formé une oligarchie puissante, toujours armée contre la brutalité, la corruption et le crime. Oui, l’Angleterre est un pays oligarchique ; mais son oligarchie est très étendue. Ce n’est pas une oligarchie titrée et nobiliaire, c’est une oligarchie morale et religieuse qui ne veut céder aucun