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nuit éternelle. On a rempli la scène de ses amis ; il semble qu’il n’y ait qu’eux ; les divers élémens de l’histoire ont perdu leurs véritables proportions. De même qu’on ne voyait que des rois et des seigneurs, on ne voit plus que bourgeois et vilains ; les gens des communes sont devenus héros d’épopée à leur tour, de marchands plus ou moins coalisés et monopoleurs qu’ils étaient. Ou bien, si le tableau est plus complet, on entre mal dans les sentimens et la situation de ses adversaires ; on met, par exemple, soigneusement en relief les violences et les désordres de la féodalité, et on indique à peine et à regret ses grandeurs réelles, son temps d’utilité et de progrès. On ne reconnaît plus à chaque chose sa fonction historique dans une mesure vraiment impartiale, et cela, parce qu’on a regardé le lointain spectacle des choses d’autrefois à travers une atmosphère obscurcie par la poussière d’aujourd’hui.

Mais que parlons-nous d’aujourd’hui ? Ce moment est déjà loin de nous ; cette poussière est tombée. Une autre question s’est posée d’elle-même : pourquoi, tandis que l’Angleterre, avec sa constitution informe et vigoureuse, semble braver toutes les secousses, sommes-nous en France impuissans à soutenir nos institutions, si bien conçues en apparence, si rationnelles et si symétriques ? Aussitôt on se met à discuter l’aptitude des Français aux libertés politiques. Sur ce sujet, des traits cuisans pour l’amour-propre national nous sont encore tous les jours décochés à plaisir de l’autre côté de toutes nos frontières. Parmi nous, le fâcheux problème s’agite dans la presse, dans les livres, dans la chaire même, et la plupart le résolvent contre nous, les uns avec joie et ironie, comme un beau résultat, les autres avec l’amertume du regret. À peine posée toutefois, cette question, comme les autres, remonte dans l’histoire et y cherche son explication. Est-il donc vrai que nous soyons tout à fait incapables du plus noble privilège de la nature humaine, de celui qui fait son excellence, de celui qui, dans l’ordre politique, correspond au libre arbitre dans l’ordre moral ? Qui nous a infligé cette déchéance ? Faut-il en vouloir à l’esprit niveleur et centralisateur de la monarchie, qui, dès avant 1789, avait étouffé tous les germes des libertés anciennes avec les usages et les habitudes qui en faisaient la vie ? Faut-il s’en prendre à l’esprit exclusif de la noblesse et aux vues étroites du tiers-état, qui n’ont point su s’associer contre les envahissemens de l’administration royale et se fondre dans un même intérêt ? Soutiendra-t-on, comme on l’a essayé en effet, que notre tempérament, notre caractère de race, nous font serviles, que le Français est un soldat qui n’a de spontanéité qu’en obéissant, un voisin envieux que toute supériorité trop rapprochée de lui offusque, et qui, pour n’avoir que des égaux dans la servitude, plie volontiers