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vivant. Je me révoltai contre cette voix intérieure, donnant pour raison que certainement j’avais trouvé le réel motif qui poussa M. T… à collectionner une si nombreuse quantité de portraits. De ma visite à la galerie j’avais tiré tout ce qu’on pouvait en attendre, et je me sentais peu propre à de nouvelles inductions : quand les idées ne jaillissent pas vivement tout à coup, j’ai beau me replier sur moi-même pour en engendrer de nouvelles, je n’arrive qu’à l’abattement. Je regardais tristement mes malles prêtes pour le départ du soir, lorsque, par une résolution subite, je pris le parti de rester encore le lendemain. Une visite nouvelle au jeune T… quelque pénible qu’elle fût, pouvait me développer d’autres horizons. Je me reprochai mon impatience du matin, car j’avais pris l’homme à rebours. Ne devais-je pas le laisser causer, l’écouter en toute humilité, subir ses dissertations symboliques avec calme ? Ma lâcheté m’avait conduit à traiter des empâtements, des bitumes et des frottis, mais ce n’était pas là ma mission. — N’es-tu pas condamné par ta profession à écouter les sots ? reprit la voix intérieure. Tu n’es pas libre de faire ce qui te plaît. Pour analyser ceux qui t’entourent, tu dois devenir purement impersonnel, chasser toute sympathie comme toute antipathie, sinon tu es incapable de juger les hommes. — Allons, répondis-je, frappé de la justesse de ces conseils, je reste, et je retournerai voir la galerie, quoi qu’il m’en coûte.

Un vieux médecin original, qui aimait beaucoup les jeunes gens, ne manquait pas de les aborder avec ces mots : « Et les femmes ? et l’argent ? » Il avait supprimé l’inévitable comment vous portez-vous ? pour le remplacer par cette double question, toujours intéressante. C’est de lui que je tiens ce conseil : « Mon ami, dans toute question grave qui se présentera à votre esprit, cherchez la femme cachée dessous. » Cette indication me revint à la mémoire : j’avais oublié la femme dans l’analyse de M. T… ; mais dans la première chambre où je fus reçu, je n’avais pas aperçu le plus petit médaillon accroché à la cheminée. S’il y avait une femme, il était impossible, avec les nombreux peintres employés par M. T…, que la femme n’eût pas reçu l’aumône d’un simple portrait. Il pouvait arriver toutefois que seul M. T… se crût digne d’être couché sur la toile à peindre, et l’admiration pour sa propre image devait le conduire à un froid égoïsme.

Pour me distraire, j’allai le soir au cercle. On y jouait aux dominos, aux cartes, on causait politique, ce n’était pas là mon affaire ; tout en feuilletant les journaux accumulés sur une table, je jetai un rapide coup d’œil sur les habitués, et j’avisai dans un coin un vieillard qui prenait silencieusement une tasse de café. Il ne fumait pas, ne lisait pas, et à sa figure je compris qu’une petite conversation