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qu’il ne ferait fléchir devant aucune considération les devoirs de la critique. On a dit et imprimé qu’il entra dans la rédaction de la Revue sous le patronage d’un poète illustre qu’il aurait plus tard payé d’ingratitude : rien n’est plus faux que cette assertion. Non-seulement il n’a pas payé d’ingratitude le poète qu’on lui donne pour patron et dont il a toujours parlé avec sympathie et admiration, mais il n’a même pas eu besoin d’être ingrat. Un talent comme le sien n’avait nul besoin de patronage, et ne pouvait manquer de faire reconnaître aussitôt toute sa valeur. Il entra donc directement en relations avec le directeur de la Revue, et depuis cette époque jusqu’à sa mort, sauf un intervalle de cinq années (1840-45), il fut un des principaux et des plus assidus collaborateurs de ce recueil. La Revue était son théâtre naturel, et il ne s’en éloignait pas volontiers. Nous n’avons pas besoin d’énumérer une à une toutes les raisons pour lesquelles il était plus libre parmi nous que partout ailleurs ; ce que nous avons dit relativement à la discipline nécessaire au journalisme pourrait suffire à la rigueur.

Par sa nature même, une Revue est non-seulement plus indépendante des hommes et des partis, mais elle est surtout plus indépendante des opinions de ses lecteurs. Le lecteur cherche dans un journal l’image de ses opinions, il cherche au contraire dans une Revue une opinion qui éclaire ou même qui domine la sienne. Un journal est un corps d’armée militant, une Revue est une réunion délibérante. Dans un journal, toute la responsabilité des opinions émises retombe sur un seul homme, et par conséquent la liberté de chacun des rédacteurs est nécessairement restreinte, car là où il n’y a pas responsabilité personnelle, la liberté n’existe pas. Dans une Revue au contraire, chacun garde la liberté de ses opinions sous sa responsabilité morale. Le journal est obligé de descendre sur le terrain des personnes, il lui faut par conséquent une prudence et une vigilance assidues ; une Revue ne sort jamais du terrain des questions générales. La politique dans un journal domine toutes les considérations ; dans une Revue, la politique est dominée à son tour par la littérature et la philosophie. Un journal peut être rarement impartial ; une Revue doit toujours être impartiale, sous peine de déchéance. Mais en dehors de toutes ces considérations, il est une dernière raison pour laquelle Gustave Planche pouvait ici seulement exprimer librement ses opinions. La Revue a toujours voulu respecter l’indépendance réciproque des diverses activités de l’intelligence humaine, elle a toujours considéré les droits de la critique comme distincts des droits de l’art, et de l’imagination, et n’a jamais entendu subordonner la critique aux intérêts d’une école ou d’une coterie littéraire. Le critique a été roi absolu dans sa sphère,