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blessés, on mettait aux arrêts l’officier qui commandait les avant-postes, et tout était fini pour recommencer le jour suivant.

Le 20 août, nous eûmes une sorte de fête de famille. À l’occasion de son retour en Sicile, le général Türr avait réuni dans un dîner tous les officiers présens à Messine de sa division, la plus nombreuse et la plus importante de l’armée méridionale. Ce dîner, qui concordait avec la fête de saint Etienne de Hongrie, eut lieu dans le palais qui servait de quartier au colonel-brigadier Eber et à son état-major. On fut exact au rendez-vous, je n’ai pas besoin de le dire ; les généraux Sirtori et Medici s’assirent aux côtés du général Türr, et cent cinquante officiers environ, tous vêtus de la blouse rouge, prirent place à une énorme table en forme de fer à cheval. Au dessert, le lieutenant-colonel Spangaro porta un toast au général Türr ; celui-ci répondit quelques paroles qu’il termina en disant : « Nous, les Hongrois, nous sommes en Italie cette année ; mais à vous, Italiens, je donne rendez-vous l’an prochain sur les bords du Danube ! » Le rendez-vous fut accepté au milieu des el jen et des evviva.

L’excellente musique de la brigade Eber jouait sous les fenêtres, à la plus grande joie des habitans de Messine, accourus pour l’entendre. Après le dîner, de jeunes officiers, animés par les valses et les mazurkas qui jetaient leurs notes allègres au milieu du bruit des conversations, se prirent par la taille et se mirent à danser. L’idée de profiter de la circonstance pour improviser un bal arriva naturellement à l’esprit de quelque Magyar. En Hongrie, on se repose des fatigues de la semaine en dansant le dimanche depuis midi jusqu’à minuit. Une permission vite accordée fut demandée au général Türr, et tous ces jeunes gens s’en allèrent frapper aux maisons voisines et réclamèrent des danseuses. Les femmes s’habillèrent à la hâte, les maris revêtirent leur redingote de cérémonie, les marmots débarbouillés furent ornés de collerettes blanches, et bientôt nous vîmes apparaître et défiler devant nous des familles consternées qui semblaient venir au bal comme on marche à l’échafaud. L’autorité des chemises rouges s’était naturellement substituée dans la ville à l’autorité des agens du roi de Naples ; mais l’effroi de l’autorité, quelle qu’elle fût, était si vivace encore chez ces pauvres gens longtemps opprimés, que nul d’entre eux n’avait osé refuser de se rendre à cette invitation imprévue. Ils étaient venus ensemble, le père, la mère, les enfans, comme s’ils avaient voulu ne point se séparer dans cet instant solennel et mourir ensemble. Ils passaient sérieux et résignés devant nous, cherchant à donner à leur contenance ce quelque chose de martial qui ne doit pas abandonner les gens de cœur au moment du péril ; ils s’asseyaient gravement, se pressaient involontairement les uns contre les autres, et regardaient