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de tous leurs yeux ces jeunes hommes vêtus de rouge, dont le rire loyal et généreux ne les rassurait qu’à moitié.

On avait fait monter la musique. Les musiciens, pour prendre des forces et se désennuyer, buvaient à qui mieux mieux du vin de Syracuse absolument comme les jeunes seigneurs des drames moyen âge qui jadis ont tant réjoui notre jeunesse. On venait de commencer le prélude d’une valse : nos danseurs, tenant les femmes par la main et par la taille, se balançaient déjà, prêts à s’élancer, quand un officier, qui était près d’une fenêtre ouverte, fit un signe de silence ; la musique se tut, chacun s’arrêta ; on prêta l’oreille, et dans le lointain on entendit la crépitation des coups de fusil. Il y avait une alerte aux avant-postes ; beaucoup d’entre nous s’armèrent et y coururent. Malgré le vide laissé dans nos rangs par ce brusque départ, on allait tenter de renouer le bal interrompu, lorsqu’un aide-de-camp entra et remit une lettre au général Türr. C’était l’ordre d’envoyer immédiatement la brigade Eber au Phare, où elle attendrait l’occasion de s’embarquer pour la terre ferme. Tout ce qui restait d’officiers prit ses sabres, ses képis, et se précipita dehors pour faire ses préparatifs. Les malheureux Messiniotes n’y comprenaient plus rien ; il ne restait en face d’eux que les-musiciens, qui buvaient toujours, et quelques ordonnances qui déjà commençaient à éteindre les bougies. Le plus hardi parmi les invités se leva, prit sa femme sous le bras, son enfant par la main, et s’éloigna avec dignité ; tous les autres l’imitèrent, et je suis persuadé que, rentrés chez eux, ils respirèrent pour la première fois de la soirée, et se félicitèrent mutuellement d’avoir échappé à un si grand péril.


III

Le lendemain, à cinq heures, au moment où nous allions nous mettre à table pour dîner, un coup de canon retentit vers la citadelle, puis un second, puis un troisième. Dans la rue, on fermait les portes, on poussait les volets contre les devantures des boutiques, tout le monde se sauvait en courant, et des têtes effarées apparaissaient aux fenêtres. Des sonneries de clairons appelaient aux armes, répétées par tous les échos. À travers les détonations rapprochées qui se succédaient régulièrement, nous entendîmes le sifflement d’une bombe. Cette fois ce n’était pas une simple alerte, et, malgré la convention, la citadelle bombardait la ville. On courut aux avant-postes ; le major Carissimi, envoyé en parlementaire, ne put réussir à faire cesser le feu ; le général Türr, accompagné de Medici et de six officiers, se porta immédiatement vers la forteresse pour s’en faire ouvrir la porte ; il fut accueilli par deux feux de peloton consécutifs