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assemblées, au théâtre! Un jour on représentait le Casimir le Grand de Niemcewicz, et le triste roi Stanislas-Auguste était présent. Dans une scène du drame, Casimir disait : « Au besoin, je me mettrai à la tête de mon armée pour défendre les nouvelles lois! » La salle entière frémit. Stanislas-Auguste, s’avançant hors de sa loge, répéta avec un semblant d’énergie : « Oui, je me mettrai... » Sa voix disparut dans une explosion frénétique. Malheureusement quelques jours plus tard Stanislas-Auguste ne se mettait pas du tout à la tête de son armée pour défendre les nouvelles lois; il passait lui-même au camp de la Targowiça; les Russes allaient camper à Varsovie, et pour le moment la Pologne avait vécu. A l’heure même où les trois puissances du Nord ouvraient la guerre contre la France révolutionnaire, qu’elles accusaient de ne pas respecter le droit public, elles consommaient de leur propre main ce dernier attentat que le comte de La Marck stigmatisait d’un cœur indigné dans le secret de ses correspondances avec Mirabeau.

C’en était fait de la constitution du 3 mai, de l’indépendance nationale elle-même livrée par la Targowiça, et pour la première fois Niemcewicz émigrait avec le prince Adam Czartoriski, le comte Ignace Potocki, Hugues Kollontay et bien d’autres. Il partait le cœur plein de colère contre les Russes d’abord, puis contre ces conspirateurs qui s’étaient faits les instrumens de la ruine de la Pologne, et, s’arrêtant à Vienne, il lançait contre eux un pamphlet terrible, la Bible de Targowiça qu’il appelait aussi les Livres féliciens par allusion au nom de Félix Potocki. Pour parler à l’imagination d’un peuple religieux, il avait choisi cette forme biblique, popularisée depuis par Mickiewicz dans les Pèlerins polonais. Ce n’était cependant rien moins qu’un livre religieux; c’était une véritable explosion d’ironie sanglante contre les héros de la Targowiça. C’est le dernier mot de l’invective et du sarcasme. Une chose curieuse, c’est que ce pamphlet, imprimé secrètement à Vienne, se propageait en Pologne par les courriers de l’ambassade russe, et le duc de Richelieu lui-même, alors au service de la Russie, se trouvait chargé sans le savoir de porter ces pages mordantes qu’on se disputait à Varsovie. Niemcewicz aimait assez ces tours piquans. Il ne resta pas longtemps à Vienne; il partit pour l’Italie et s’arrêta à Florence, où il passa deux ans. Il avait le goût des arts, il aimait l’Italie: il n’était pas cependant sans avoir l’œil sur la Pologne, lorsqu’un soir il reçut la visite d’un inconnu envoyé par un autre grand émigré, Kosciusko, et chargé de lui porter le salut polonais, qui ressemblait à un appel : landetur Jesus-Christus! C’était le signal d’une suprême protestation de la Pologne contre le partage et d’un dernier combat pour la constitution du 3 mai. Cette tentative de 1794 avait été préparée