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entre-croisement de branches de chêne, réseau d’ogives noueuses qui recommençait partout et ne se décidait à finir nulle part. C’était fort alléchant, mais j’avais trop écouté la farce du geai, l’heure était écoulée. Je retournai à la voiture, qui m’attendait, et je rouvris mon beau livre.

Je le refermai sur ces mots : quant à moi, j’admire tout comme une brute ! Admirer, dit-il toujours à propos de Shakspeare, être enthousiaste! il m’a paru que, dans notre siècle, cet exemple de bêtise était bon à donner... Mais pourquoi dire dans notre siècle? Notre siècle est encore le meilleur de tous ceux que nous connaissons. Si Voltaire vivait encore, il serait modifié; il bénéficierait d’un siècle plus mâle que le sien et comprendrait probablement un peu Shakspeare. Il le respecterait du moins... Et puis ne dites-vous pas : «Convenons-en, le grand, le fort, le lumineux, sont à un certain point de vue des choses blessantes? Être dépassé n’est jamais agréable; se sentir inférieur, c’est être offensé. Le beau humilie en même temps qu’il enchante, on cherche à se venger du plaisir qu’il vous fait. Une poignée de main d’Hercule vous meurtrit. Le grand a des torts; il est naïf, mais encombrant. La tempête croit vous arroser, elle vous noie. L’astre croit vous éclairer, il vous éblouit et quelquefois vous aveugle. Le trop n’est pas commode. L’habitation de l’abîme est rude. L’infini est peu logeable. — Le génie est intolérant à force d’être lui-même. Quelle familiarité voulez-vous qu’on ait avec Eschyle, avec Ézéchiel, avec Dante? — Le moi, c’est le droit à l’égoïsme. Or la première chose que font ces êtres, c’est de rudoyer le moi de chacun. Exorbitans en tout, en pensées, en images, en convictions, en émotions, en passion, en foi, quel que soit le côté de votre moi auquel ils s’adressent, ils le gênent. Votre intelligence, ils la dépassent; votre conscience, ils la fouillent; vos entrailles, ils les tordent; votre cœur, ils le brisent; votre âme, ils l’emportent. »

Eh bien ! oui, c’est vrai. Ne vous étonnez pas des souffrances de la médiocrité, vous qui savez si bien analyser et constater les antithèses de la nature. Autour du fort, il y aura toujours les faibles, et l’ombre des grands chênes gênera toujours les fleurettes de la forêt. Le genre humain n’est pas méchant parce qu’il souffre, et il ne souffre que parce qu’il a besoin de grandir. Vous lui montrez la grandeur terrible et farouche, vous la dépeignez comme il n’est donné qu’à la grandeur de se dépeindre elle-même. C’est beau et bien de la venger des petites injures; c’est une vigoureuse et salutaire leçon pour ouvrir l’entendement des sourds et l’œil des aveugles; mais il n’y a pas que des sourds et des aveugles dans ce monde. Et d’ailleurs personne n’est infirme pour le plaisir de l’être.