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Il s’est fait précisément en ce siècle un énorme besoin d’air et de lumière. La raillerie est née de ce besoin. Raillerie, arme des faibles! a-t-on dit. C’est possible; mais tout être faible porte en lui sa force avortée ou latente. Je n’aime pas à voir écraser ce qui eût pu vivre. Je veux donc croire que les envieux sont quelques sots par trop malades, et non pas tous les hommes de moyenne taille, car, pour laisser une gloire si haute et si durable, il a bien fallu que les géans fussent compris et acceptés par une foule de gens qui ne prétendaient pas à leur grandeur.

L’apothéose de Shakspeare se résumé chez Victor Hugo par cette strophe : « Le génie est une entité comme la nature, et veut, comme elle, être accepté purement et simplement. Une montagne est à prendre ou à laisser; son précipice est la condition de sa grandeur. Nous aimons plus ceci et moins cela; mais nous nous taisons là où nous sentons Dieu. Nous sommes dans la forêt; la torsion de l’arbre est son secret. La sève sait ce qu’elle fait. Nous prenons les choses comme elles sont, nous consentons aux chefs-d’œuvre, nous ne nous servons pas de celui-ci pour chercher noise à celui-là. Nous sommes bizarres à ce point que nous nous contentons que cela soit beau. Nous ne reprochons pas l’aiguillon à qui nous donne le miel,... et quant à moi, j’admire tout, comme une brute ! »

J’aime cette audace d’enthousiasme, et pour mon compte je l’accepte de tout mon cœur. Il y a longtemps que je pense qu’il faut mettre au premier rang les œuvres qui ont le plus de qualités, et au dernier celles qui ont le moins de défauts. La critique sérieuse a, dans cette voie, un grand pas à faire, et qu’elle ne tardera certainement pas à faire. Elle respectera la cendre des morts illustres, elle la respecte déjà. La postérité ira de plus en plus effaçant de son contrôle les défauts des maîtres quand il s’agira d’enregistrer leurs qualités. Un temps viendra, un temps est proche, s’il n’est déjà venu, où les élèves de Raphaël admireront Michel-Ange, où vous-même nommerez Rubens à côté de Rembrandt, et n’oublierez pas le nom de Mozart dans votre divine pléiade ; mais dès aujourd’hui voici un grand symptôme : où sont les critiques d’une valeur réelle qui les nient? Un esprit comme Voltaire aux prises avec ces grands noms n’est plus possible. Donc notre siècle n’est pas aveugle.

Il me fallut quitter Victor Hugo, avec qui je me permettais de causer, pour dire bonjour à notre ami Moreau, Moreau le pêcheur de truites, le guide des voyageurs, quand il y a des voyageurs dans les méandres du ravin, l’homme qui connaît les sentiers invisibles. Moreau est un homme fin et bon. Tu le trouves beau. Il l’a été; à présent il ressemble à un don Quichotte devenu paysan. Il ne sait pas ce que c’est que la pisciculture. Ce nom barbare l’épouvanterait;