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répète, le spectacle que semblent présenter les sciences ; mais ce n’est là que l’apparence des choses. Il est bien vrai que l’esprit de spéculation est très rare parmi les savans, qu’ils s’en défient au-delà de toute mesure, que peut-être un peu plus de hardiesse en ce sens serait utile à la science elle-même. Ce qu’on ne saurait contester, c’est que malgré la répugnance des savans pour les idées générales, malgré les progrès constans de l’analyse et les abus de la division du travail, la force des choses toute seule a poussé la science dans une voie de généralisation et de synthèse vraiment remarquable. Quelques hautes idées se sont dégagées de ce chaos de faits particuliers ou d’applications commodes, et à un moment donné les sciences ont pu croire qu’il était temps d’opposer philosophie à philosophie, et de remplacer les interprétations métaphysiques et psychologiques, dont on était las, par des interprétations cosmologiques, dont on avait perdu l’habitude et le goût. Tel est le fait considérable auquel nous assistons, et dont il faut que les philosophes comprennent le sens, s’ils ne veulent pas être envahis par ce flot inattendu.

Rien de plus conforme d’ailleurs aux plus anciennes traditions de la philosophie. La nature a toujours été l’un des livres que le philosophe a consultés. Jamais aucune grande philosophie ne s’est élevée jusqu’ici sans faire une part considérable à la nature en même temps qu’à l’homme. Socrate a eu beau vouloir circonscrire la science dans le « connais-toi toi-même, » Platon et Aristote eurent l’un et l’autre leur philosophie de la nature. Descartes au XVIIe siècle a été aussi puissant par sa physique que par sa métaphysique. Leibnitz et Spinoza ont eu leur philosophie de la nature ; Kant lui-même a eu la sienne, Schelling et Hegel à plus forte raison. Seules, l’école de Locke, l’école écossaise et l’école spiritualiste contemporaine[1] sont restées à l’écart de ce grand domaine. Il y avait donc là une place à prendre dans le domaine de la spéculation. Que l’école positive ait essayé de prendre cette place, c’était son droit, et c’est encore aujourd’hui sa principale force.

À dire la vérité, l’école positive, en niant toute espèce de métaphysique, s’est condamnée à n’être pas même une philosophie de la nature, car que serait une philosophie de la nature sans métaphysique ? Elle n’est donc guère qu’une philosophie des sciences, et même, à ce dernier point de vue, je doute qu’elle satisfasse les vrais savans ; mais enfin laissons-lui ce domaine que personne ne se dispose

  1. Rappelons seulement un ouvrage des plus distingués, la Philosophie spiritualiste de la nature de M. Henri Martin (de Rennes), où une grande indépendance d’esprit dans les matières scientifiques s’unit à une foi spiritualiste et chrétienne hautement déclarée.