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renouvelées qu’impose une société démocratique, ce n’est pas le grand seigneur anglais transformé par les exigences de la vie publique, ce n’est pas même l’aristocrate allemand maté par une bureaucratie tracassière ; c’est le grand seigneur russe, ce possesseur d’âmes vivantes, qui ne possède cependant pas la sienne, à la fois victime et tyran, sans devoirs envers ceux qui sont soumis à son autorité absolue et sans droits contre la volonté absolue qui pèse sur lui d’un poids écrasant, un titan à demi captif, à demi libre, un Encelade dont le cœur serait étouffé sous sa montagne, tandis que ses pieds et ses mains resteraient libres. Voilà le personnage exceptionnel du monde contemporain dont les sentiments peuvent avoir pour cadres les vieux burgs du Rhin, et qui en est, de par les lois de la poésie, le légitime propriétaire.

Les deux autres romans que nous devons à M. Victor Cherbuliez nous introduisent dans une sphère poétique moins haute ! Cependant Paule Méré est aussi un récit très pathétique. C’est encore l’histoire d’un sourire éteint que ce roman, l’histoire d’une âme coupable d’avoir été créée trop bondissante et trop lumineuse, fille de sylphide, sylphide elle-même, et qui pouvait dire, comme la spirituelle Béatrice de Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare : Lorsque je naquis, une étoile dansait. — Hélas ! cette moderne Béatrice, au lieu de rencontrer un Bénédict à l’âme élastique et souple comme la sienne, n’a rencontré qu’un jaloux Claudio dont les défiances lui briseront le cœur. Ce qu’il y a de véritablement tragique dans l’histoire de Paule Méré, ce n’est pas qu’elle soit victime des commérages du monde, c’est qu’elle soit frappée à mort par la main de celui qu’elle aime, armée précisément par ces commérages. Je ne crois pas qu’aucun romancier ait jamais mieux fait ressortir la fatale influence de la jettatura, ni mieux montré comment on peut tuer à distance, sans un geste, sans un mouvement, en laissant tout simplement agir une parole une fois lancée. Un mot a été dit par un méchant ou peut-être par un simple plaisant, et ce mot, répété par des milliers de bouches indifférentes, a fini par devenir une réalité : Et verbum caro factum est. Cependant ce fantôme, dressé devant Paule par la malignité du monde, n’a pas pu, même devenu chair, paralyser la grâce native de sa personne et teindre sur ses lèvres la lumière de son sourire ; mais un jour elle a aimé, et celui-là même qui avait confiance dans sa candeur et qui s’était proposé pour être son vengeur la tue avec les armes de l’invisible assassin contre lequel il s’est élevé. Malgré lui, celui qu’elle aime verra dans les gestes les plus inévitables un indice de culpabilité, dans les démarches les plus innocentes une preuve de trahison ; sa défiance sera aussi tenace que son amour, sera profond, et l’un et