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vulgaire et violent les panégyristes de la vie nomade et aventureuse. Antar et Kouroglou sont splendides dans la poésie turque et arabe, mais, vus de près, ce n’est rien de plus que des voleurs qui vont s’embusquer dans le steppe ou dans le désert pour enlever avec le moins de danger possible un chameau qu’ils vendent au marché 120 francs ou un enfant qu’ils vendent 500. Toute cette fausse poésie aboutit à une question de dividendes, et ces dividendes s’en vont en fumée le jour où ce marché est fermé : or il ne peut l’être que par des mesures radicales. Bokhara, vassale de la Russie, mais gardant son autonomie, verrait la contrebande d’esclaves s’exercer aussi largement dans son sein qu’elle s’exerce dans les quartiers de Constantinople, à nos portes, et tous les traités seraient éludés aussi cyniquement qu’ils le sont aux bords du Bosphore, La seule surveillance sérieuse, c’est celle qui sera exercée par les ispravniks du tsar parcourant les rues de Bokhara aussi paisiblement qu’ils parcourent aujourd’hui celles des petites villes de la Transcaucasie.

On objectera sans doute que la conquête ne pourrait avoir lieu sans blesser violemment les sentimens comme les intérêts de la population vaincue. J’admets l’objection pour un pays européen où il y a une nation, un sentiment national, un patriotisme enfin, parce qu’il y a une patrie ; je le conteste pour l’Asie en général, je le nie absolument pour Bokhara. Je ne puis saisir le lien qui existe entre la nombreuse population laborieuse, agricole et marchande de la Boukharie et son gouvernement fanatique, soutenu par quelques milliers de prétoriens que poussent en avant des centaines de derviches épileptiques. Dans toutes les villes du Turkestan, il y a deux élémens bien distincts : d’une part la masse travailleuse et productive, dépourvue de fanatisme, indifférente aux révolutions politiques, ne demandant qu’à vivre en paix sous le régime le moins oppressif possible, et d’autre part une oligarchie d’oisits, employés de l’état, prêtres, derviches, hadjis, appuyée sur une force armée qui n’est redoutable qu’à l’habitant paisible, et occupée jour et nuit des moyens de faire rendre à la masse imposable tout ce qu’elle peut produire. Il n’y a rien d’étonnant à ce que cette majorité, à coup sûr la plus intéressante, soit peu portée à risquer sa fortune et sa vie pour défendre un régime qui ne lui apporte qu’avanies et ruine. Aussi rien de plus naturel que de voir des villes momentanément occupées par les armes russes, comme Tachkend, s’émouvoir au bruit du départ des troupes moscovites et envoyer des députations au tsar pour le supplier de les admettre comme parties intégrantes de l’empire. Libre à des gens de bonne foi d’ailleurs, mais qui ne se méfient pas assez des