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la porte s’ouvre, une cliente s’est présentée, et successivement on appelle les nourrices en commençant par les moins bonnes, car il faut bien que toutes puissent se placer, si l’on ne veut pas perdre le prix du voyage. Voir l’enfant de la nourrice, s’assurer par ce signe irrécusable de la capacité lactifère de la mère, est pour les parens une des principales préoccupations, surtout s’il s’agit d’une nourrice sur lieu. Si l’enfant est frais, bien portant, on s’empresse de le montrer ; s’il est chétif, malingre, amaigri, on peut être à peu près assuré qu’une compagne complaisante prêtera son propre enfant, s’il réalisa mieux les conditions requises.

Enfin la nourrice a atteint le but de son voyage, un enfant lui a été confié ; ses compagnes ont eu le même bonheur, et le moment est venu de regagner le village. Le meneur forme sa caravane, règle les comptes, et l’on se met en route. Arrivées au chemin de fer, les nourrices s’entassent dans un compartiment de troisième classe. Si la distance est longue, si la nuit est glaciale, l’enfant qu’à Paris même on dispense aujourd’hui avec raison du transport à la mairie pour la déclaration de naissance, l’enfant, exposé au froid, aux courans d’air, contracte souvent des affections pulmonaires qui l’emportent dès son arrivée chez la nourrice. Ce n’est pas tout : malgré les nombreux desiderata que comporte l’état matériel de nos chemins de fer, aujourd’hui du moins les voitures de troisième classe sont à peu près closes et tout à fait couvertes ; mais le train ne s’arrête pas au village même de la nourrice, et nous allons retrouver l’ancien état de choses. A la gare stationne un de ces antiques véhicules qui n’ont plus de nom dans l’art du carrossier ; c’est une sorte de char à bancs, un vieil omnibus à moitié démembré, une voiture en osier ou même une simple charrette. On y presse, on y entasse pêle-mêle nourrices et nourrissons, et de canots en cahots, par le vent, par la pluie, par la neige qui pénètre au travers de tous les joints, on arrive tant bien que mal à domicile. Cette voiture du meneur (nous pourrions l’appeler l’enfer), nos campagnards l’appellent d’un nom sinistre, c’est le purgatoire, car pour les nourrissons la route qu’ils parcourent ainsi est le chemin qui mène au séjour des anges.

La voiture s’est arrêtée, la nourrice rentre dans sa demeure ; le mari, les voisines sont déjà réunis. Veulent-ils contempler les traits de celui qui devient pour, une ou deux années l’enfant d’adoption ? Un pareil souci est loin de leurs pensées, et seuls les enfans de la nourrice tournent autour du berceau du nouveau-né, regardant avec leurs grands yeux étonnés le nouvel enfant si bien habillé que leur mère a rapporté de Paris. — Combien paient les parens ? Sont-ils riches ? ont-ils l’air généreux ? ont-ils donné de beaux cadeaux ? La layette est-elle bien garnie ? — Telles sont les questions