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te faire une idée exacte de mes relations avec Mme Herz. C’est une amitié très intime et très cordiale, où il n’est absolument pas question d’homme et de femme. N’est-ce pas une chose bien facile à imaginer ? Pourquoi rien de plus ne s’en est mêlé et ne s’y mêlera jamais, c’est là une tout autre question ; mais il n’est pas non plus si difficile d’y répondre. Elle n’a jamais produit sur moi un effet qui eût pu me troubler dans le calme de mon âme. Quiconque s’entend un peu à l’expression d’une figure reconnaît aussitôt en elle un être sans passions, et, quand même je voudrais céder à l’impression de son physique, elle n’a rien de séduisant pour moi, quoique son visage soit incontestablement très beau. Sa taille royale et colossale est tellement le contraire de la mienne que, même en me figurant que nous soyons libres tous deux, que nous nous aimions et que nous voulions nous marier, je trouverai toujours de ce côté-là quelque chose de grotesque et d’absurde dont je ne pourrais faire abstraction que pour des raisons tout à fait majeures. »


Il eût été difficile en effet d’imaginer un contraste plus complet que celui entre la « muse tragique » et le petit Schleiermacher, qui portait sa belle et fine tête sur un corps frêle et légèrement contrefait. Le public de Berlin, très porté à rire, se moquait déjà passablement du pasteur quand il sortait le soir de chez Henriette, une petite lanterne attachée au bouton de son habit, ou quand le bijou, — c’est ainsi que Fr. Schlegel et Mme Herz appelaient leur ami, — était suspendu au bras de sa majestueuse Melpomène. Il circulait même une charge où la belle Circassienne était représentée portant à la main un petit Schleiermacher sous forme d’ombrelle-marquise. — Sœur Charlotte n’était pas seule à s’émouvoir de cette liaison. Les autorités ecclésiastiques crurent devoir avertir le jeune ministre. On lui conseilla de quitter Berlin pendant quelque temps. « On n’était pas assez pédant, disait-on, pour s’opposer à la fréquentation des Juifs : les parens de son chef (l’évêque Sack) avaient été eux-mêmes très intimes avec Mendelssohn ; mais pour ces bureaux d’esprit, ils ne plaisaient pas à l’évêque. S’il était par trop connu que le jeune prédicateur vivait si entièrement dans cette société, cela ferait mauvais effet dans le public. » Schleiermacher semble avoir facilement calmé ces inquiétudes ; il eut plus de peine à persuader à deux amis de la maison, à Frédéric Schlegel et à Dorothée Veit, la fille de Mendelssohn, qu’il n’y avait que de l’amitié au fond de ses relations avec Henriette. Frédéric et Dorothée étaient en effet trop intimes l’un avec l’autre pour ne pas supposer pareille intimité chez le couple ami. Schleiermacher se plaint à plusieurs reprises à Henriette « de la complète inintelligence de Schlegel » dans cette affaire.


« Un jour, raconte-t-il, je m’étais aperçu que Schlegel et Mme Veit