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inventée, ils ne s’amusaient pas, heureusement pour leur génie, à demander au passé la clé de l’avenir, la bonne ou mauvaise issue des affaires qu’ils entreprenaient. Ils réservaient toute la vivacité de leur coup d’œil à bien voir leurs contemporains, à bien juger leur temps, à saisir l’occasion, et à savoir du premier coup, chaque matin et à chaque heure, ce qu’il y avait à faire d’utile et d’opportun.

Je ne donne là que l’informe squelette d’une de ces thèses que, dans nos causeries, il se plaisait à soutenir avec une abondance de preuves et d’exemples, un éclat, une force de raison que j’essaierais en vain de reproduire. J’hésite même à le suivre plus loin à travers cette même idée, tant les choses que j’aurais à dire prendraient un air de circonstance qui les rendrait suspectes, et sembleraient presque inventées, tandis que je les emprunte seulement à ma mémoire. « Faut-il croire, disait-il, que nous marchions au bas-empire, comme les lois historiques-semblent nous l’annoncer, puisque déjà nous en sommes à notre second césar ? Mais aujourd’hui le césarisme en face de l’esprit moderne et de la raison émancipée, n’est-ce pas un pur accident ? Il faudra bien que le césar lui-même sorte de son ornière et marche avec son temps. Il le reconnaîtra, ce qu’il a nommé le couronnement de l’édifice en est la véritable base : d’autant moins excusable, s’il refusait de le comprendre, qu’il pourrait mieux qu’un autre établir parmi nous ce bienfait de la vraie liberté dont des gouvernemens, sans lui faire aucun tort, très supérieurs au sien, n’ont pas pu nous pourvoir. Il a ce privilège, qu’il est fils de la révolution, qu’il peut la contenir dans de justes limites sans jamais lui devenir suspect, et que, si pour la contraindre à respecter toujours le droit il faut de temps en temps être un peu dur pour elle, elle est assez sa mère pour le lui pardonner. » Voilà ce que souvent il lui échappait de dire, prophétisant sans le savoir, mais se trompant aussi, car, je dois l’avouer, tout en disant ces choses, il n’avait pas au fond le moindre espoir que celui dont il constatait si bien le privilège devînt jamais d’humeur à l’exercer.

C’est au milieu de ce mouvement d’esprit, de cette lutte contre la destinée, entremêlée sans doute d’une sourde tristesse, mais ranimée sans cesse par tant de nobles plaisirs, c’est presque au lendemain d’autres joies plus nouvelles, le mariage d’une fille chérie, un fils de plus entrant à son foyer, noble de cœur encore plus que de race, et le bonheur si doux, par lui si tendrement goûté, de devenir grand-père ; c’est à l’apogée, j’ose dire, d’une position qui depuis sa sortie du pouvoir était devenue de plus en plus considérable par le seul ascendant de sa personne et de son esprit, et qui l’avait comme entouré d’une atmosphère plus pure d’estime et de respect, que tout à coup survint une altération grave dans sa santé, à peine éprouvée jusque-là par de passagères atteintes. On était aux