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leurs n’est pas une année stérile : il faut ne la maudire qu’à demi, et ne lui lancer l’anathème qu’en y mêlant une sorte de gratitude.

Ce n’est pas tout : outre les maux dont elle a vu la chute, il en est d’autres qui nous ont menacés, qui pouvaient être irréparables, et qu’elle a vus s’évanouir : par exemple, avant tout, une paix trop hâtive, la paix après Sedan.

Où en serions-nous, mon cher monsieur, si la Prusse, après ses succès, ses étourdissantes victoires, restée sobre et modeste, éclairée sur ses vrais intérêts, fidèle à sa parole, n’oubliant pas qu’un mois auparavant elle avait déclaré à la face du monde qu’elle faisait la guerre à un homme et non pas à un peuple, nous eût proposé la paix, une paix acceptable, onéreuse seulement à nos bourses ; si ces vainqueurs eussent fait preuve, preuve effrayante, à mon avis, de force irrésistible et de modération, où en serions-nous, je vous le demande ? Presque aussi bas dans notre propre estime et dans l’opinion de l’Europe que l’homme de Willemshöhe ! Nous aurions accepté notre chute sans avoir fait le moindre effort pour nous remettre debout, et aujourd’hui nous douterions de nous, nous ne saurions pas même s’il reste dans nos veines quelques gouttes de sang ; nous nous croirions non-seulement amollis par nos vingt ans d’empire, mais énervés jusqu’à la moelle, dégénérés et gangrenés. D’un seul coup, nous serions tombés au rang de ces misérables peuples indignes de leur passé, qui n’osent regarder en face les exploits de leurs pères ; les beautés de notre histoire nous seraient devenues une honte de plus. C’est donc une fortune parmi tant de disgrâces que d’avoir échappé à cette tentation, échappé de si près ! Quelle chance aurions-nous eue, si l’offre eût été faite, de l’avoir refusée ? Vous vous en souvenez, nous étions sans ressources, presque aux derniers abois ; les cœurs les mieux trempés, les esprits les plus fermes, ne songeaient à la résistance que par pur point d’honneur. Tout espoir de succès, de revanche immédiate, de réhabilitation prochaine, leur paraissait un rêve ; ils ne comptaient que sur l’avenir pour entreprendre notre vengeance, et ne demandaient au présent que de subir la paix, pourvu qu’elle fût prompte et seulement tolérable. Oui, nous étions bien bas, et pour nous faire tomber plus bas encore, pour nous donner le coup de grâce, il ne fallait chez nos ennemis, même à défaut d’honnêteté, qu’un peu de clairvoyance. Ils parlent de nous détruire, de faire de nous une puissance de troisième ou de quatrième ordre ; mais c’est alors qu’ils le pouvaient et d’un seul coup. Ils n’avaient qu’à terminer la guerre, sans nous laisser le temps de reprendre nos esprits, sans nous marchander la Lorraine et l’Alsace, en ne nous accablant que du poids de leur victoire, de notre soumission à leur payer tribut, de notre aveu public d’impuissance et d’énervement. Quand je pense que cette paix, qui serait aujourd’hui, si nous l’avions conclue, notre tourment, notre cauche-