Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 91.djvu/265

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

1812 venu, la Prusse fournit 200,000 hommes à la coalition, se distingue par un acharnement sans pareil, et poursuit la France de rancunes qui persistent vivaces aujourd’hui chez les descendans de cette époque. On ne peut qu’admirer cette énergie d’un peuple pour qui un désastre écrasant devient ainsi une cause de régénération. Cette pensée est si vraie qu’on la trouve énoncée dans la plupart des publications prussiennes qui retracent l’histoire du xixe siècle. Elle m’a aussi été exprimée par des hommes distingués. C’est à la France, disent-ils, que nous devons notre réveil et notre grandeur. Iéna nous a fait réfléchir, et nous avons profité de la leçon[1]. » Les détails de cette histoire, la régénération d’un peuple, l’élan unanime de la société de Berlin en 1807, la conspiration des efforts de toutes les classes, de tous les talens vers un but commun d’affranchissement, tout cela nous a été raconté ici même d’après des correspondances et des mémoires du temps qui ne laissent plus rien à désirera notre curiosité, et dont nous devons tirer les plus énergiques motifs d’émulation[2]. Ne nous plaignons pas trop de la rude leçon que nous avons reçue, si nous aussi nous en savons profiter comme la Prusse a profité, il y a soixante ans, de celle qu’elle avait reçue de nous.

Pour cela, croyons et agissons. Croyons à la patrie ; ne laissons plus s’éteindre en nous, sous le souffle glacé des systèmes, cette flamme, principe des mâles vertus et de l’héroïsme qui relèvent les peuples. Eux aussi, les philosophes de l’Allemagne, avant Iéna, dans la jouissance tranquille de leurs spéculations et de leurs travaux, dans la sérénité de la théorie pure, en étaient arrivés à cette suprême indifférence pour la patrie qui se confond trop souvent avec l’amour de l’humanité. Il régnait dans les sphères philosophiques je ne sais quel cosmopolitisme béat et vague qui ressemblait singulièrement à celui dont nous a réveillés ce coup de foudre. On sait que, la veille encore des grandes épreuves de la race germanique, Herder flétrissait « le patriotisme, indigne de citoyens du monde, » que Lessing déclarait aux applaudissemens des beaux esprits « qu’il n’avait aucune idée de l’amour de la patrie, et que ce sentiment lui paraissait tout au plus une faiblesse héroïque dont il se passait volontiers. » Schiller s’écriait dans un distique célèbre qu’on nous rappelait naguère : « Vous espérez en vain. Allemands, former une nation ; contentez-vous d’être hommes. » Fichte lui-même réclamait trois ans à peine avant Iéna, dans les Traits du temps, contre les prétentions étroites du sentiment national, - Fichte, qui en 1807 adressait à la nation allemande vaincue et

  1. Rapports au ministre de la guerre, par le baron Stoffel, colonel d’artillerie.
  2. Voyez la Revue du 1er novembre 1870.