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son règne, trop diffamé[1], ne laisse pas que d’avoir été profitable au royaume ; mais une guerre ruineuse avec l’Angleterre subsistait, suspendue seulement par une trêve, et c’était comme une flèche attachée au flanc de la France meurtrie.

Telle était la situation au moment où le roi Jean est monté sur le trône (1350) ; elle était critique et compromise. Était-ce la faute des Valois ? On en pourrait douter ; leur lutte avec l’Angleterre, si elle a été fatale, a été inévitable, et leur droit à la couronne était soutenu par la nation, qui n’avait pas voulu être agrégée à l’Angleterre. Quant aux erreurs et aux fautes, elles sont celles du temps bien plus que des Valois ; les mettre au compte du roi Jean, c’est faire échec à la vérité. Lors donc qu’un historien, digne d’ailleurs de la plus juste estime, a écrit « qu’on ne pouvait relever la France, qu’en changeant le système militaire, en réformant la cour, en organisant les finances, en ressuscitant l’industrie, mais qu’il fallait pour une telle œuvre une main prudente, économe, au service d’une haute intelligence, et le ciel venait de donner à la France un roi pourvu de tous les défauts directement contraires à ces qualités, » à son insu, le savant et sérieux écrivain a subi le joug d’un préjugé. Son programme est celui de la chose impossible : le xive siècle ne pouvait être le xixe, et la France féodale ne devait pas ressembler à la France constitutionnelle ou industrielle que nous voyons. Le roi Jean a été l’homme de son temps ; voilà tout son malheur. On en a fait un personnage haïssable et vicieux : tous les monumens contemporains attestent le contraire. Jean de Bohême était, dit-on, son idole ; il n’était nourri que des romans de chevalerie, et M. de Sismondi veut même qu’il ait eu l’esprit gâté par la lecture de Froissart. Jean de Bohême n’existait plus depuis quatre ans lorsque s’est ouverte la succession de Philippe de Valois, il n’a eu par conséquent aucune influence sur le règne du roi Jean : d’ailleurs ce dernier avait épousé Bonne de Luxembourg, fille du roi de Bohême, et, si à la journée de Poitiers le roi Jean s’est souvenu de la mort homérique de Jean de Bohême, son beau-père, à Crécy, je n’en honore que plus l’un et l’autre. Quant aux romans de chevalerie, la féodalité ne connaissait pas d’autre littérature, et il s’en faut qu’elle lui fût pernicieuse. Pour ce qui touche Froissart, il est probable que le roi Jean n’en a jamais ouï parler. Froissart était un jeune clerc adolescent lorsqu’en 1361 il présenta le premier livre de ses chroniques à la reine d’Angleterre, Philippa de Hainaut, son illustre compatriote et sa première protectrice, et le roi Jean est

  1. M. de Sismondi n’a pas craint de jeter du louche sur la bravoure personnelle de Philippe VI. Le témoignage de tous les contemporains est au contraire favorable au roi de France. J. Villani, si bien instruit, dit qu’il fit merveilles à Crécy, et le président Hénault qu’il fit des prodiges à Cassel.