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souverain français était celle des compensations qu’en présence de ce remaniement universel il pourrait réclamer pour son propre pays. Il n’osait pas toucher au problème de la Belgique : c’eût été, déclarait-il très honnêtement, « un acte de brigandage[1]. » Il ne se faisait pas non plus d’illusion sur la possibilité d’annexer d’importans territoires germaniques : le plus ordinairement il s’arrêtait à l’idée d’une simple rectification de frontières du côté de la Sarre et du Palatinat, et d’une neutralisation de la ligne des forteresses allemandes sur le Rhin. Réduit même à des proportions si modestes, le but ne lui semblait pas moins digne d’être ardemment poursuivi, vu les satisfactions bien autrement grandes et morales que trouverait la France dans l’achèvement de son œuvre en Italie et dans le règlement rationnel des affaires d’Allemagne.

Du reste ce qui, dans la situation qui se nouait, flattait surtout ses instincts, généreux au fond et vaguement humanitaires, c’est qu’il espérait en recueillir des avantages considérables pour son pays, pour l’univers entier, sans avoir besoin de tirer l’épée, sans faire verser une goutte de sang, « par la seule force morale, » par l’ascendant eu nom de la France. Il était résolu à « rester dans une neutralité attentive, » à n’en sortir que dans le cas extrême où des victoires trop complètes de l’un des belligérans menaceraient « de rompre l’équilibre et de modifier la carte de l’Europe au profit d’une seule puissance. » Il le proclamait très haut, à toutes les occasions, et se faisait gloire d’une politique aussi « désintéressée, » — politique bien étrange pourtant et qui, selon le mot très judicieux du prince Napoléon, se déclarait d’avance hostile au vainqueur ! « Vous avez changé l’adresse de votre lettre, » dit avec une fine raillerie le vainqueur d’Austerlitz à l’envoyé prussien qui lui apportait les félicitations de son souverain ; le neveu de Napoléon Ier s’arrangeait de manière à ne pouvoir changer d’adresse, à indisposer par anticipation le triomphateur encore inconnu. Il est vrai qu’il croyait le connaître, qu’avec tout le monde il le voyait dans l’empereur d’Autriche, et qu’il comptait prendre avec lui des arrangemens préventifs. D’ailleurs, dût même l’armée de Guillaume Ier se montrer de beaucoup supérieure à l’opinion que généralement on avait d’elle, — et, plus perspicace en cela que son entourage, il admettait pleinement une pareille éventualité, — encore ne prévoyait-il dans ce cas qu’une lutte bien longue et fatigante qui épuiserait les deux parties et lui permettrait d’autant plus facilement d’intervenir en juge du camp et en protecteur du

  1. Il s’est servi de cette expression plus d’une fois et d’un ton très convaincu dans le conseil des ministres avant 1866. Ce n’est que plus tard, après Sadowa et l’affaire du Luxembourg, qu’il parut par momens céder au « parti de l’action » dans ses visées sur la Belgique, sans toutefois jamais prononcer son plein acquiescement.