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deurs de sa vie princière. La terreur de son nom se répand au loin. Les Sarrasins n’osent approcher des frontières gardées par lui. Les apélates, domptés et disciplinés par sa volonté de fer, deviennent les plus fidèles défenseurs de la monarchie. Le grand empereur Nicéphore Phocas lui envoie chaque année de riches présens. Rien n’égalait la réputation de Digénis Akritas, « l’orgueil, des empereurs, la gloire des Grecs, l’élite des braves, l’audacieux gardien des limites, le type de la sagesse, l’honneur des vertus, le généreux distributeur de largesses, le pacificateur de la Romanie. » Il ensevelit successivement son père et sa mère. Enfin son tour vient : il est atteint d’une maladie mortelle. On fait venir des pays lointains d’illustres médecins : leurs remèdes sont inutiles, ils ne peuvent que lui prédire sa mort prochaine. Alors il les fait chasser de son palais. Il appelle sa bien-aimée et commence, dit le poète, « le récit complet de ses aventures. » Si ce récit, qui par endroits devait être une confession, fut réellement complet, nous l’ignorons, car ici commence la lacune du dixième livre. D’après le poème, Digénis mourut en sa trente-troisième année : d’autres traditions le font vivre plusieurs vies d’homme. L’argument du dixième livre donne à entendre que sa bien-aimée ne lui survécut pas ; mais le poème mutilé ne dit rien de la manière dont elle mourut. Les tragoudia ou cantilènes sont plus explicites.

Parmi les tragoudia qui se rattachent au cycle de Digénis Akritas, les suivantes surtout méritent d’être connues. Souvent elles s’écartent essentiellement de la donnée du poème, les noms des personnages ne sont pas toujours les mêmes filiations et les degrés de parenté sont autrement indiqués, le héros lui-même porte quelquefois un autre nom.

La première et la plus connue de ces cantilènes est intitulée le Fils d’Andronic. Les Arabes ont fait une irruption et enlevé la femme d’Andronic. Dans la prison de l’émir, elle donne le jour à un fils, qui est un héros. « À un an, il saisit l’épée, à deux ans la lance, et quand il marcha sur trois ans, on le tint pour palikare. Il sort, il devient fameux. Il ne craint personne, ni Pierre Phocas, ni Nicéphore, ni Petrachilos, qui fait trembler la terre et le monde, et, si la guerre est juste, il ne redoute pas même Constantin. » Il part sur son cheval moreau et trouve des Sarrasins qui s’exerçaient à sauter. Il les provoque. « Les sauts que vous faites, vous autres, des femmes enceintes les font. Liez-moi les mains derrière le dos avec une chaîne trois fois redoublée, cousez mes paupières avec un fil trois fois redoublé, mettez sur mes épaules une masse de plomb de trois quintaux, attachez à mes pieds deux entraves de fer, et vous verrez comme sautent les palikares grecs. » On fait ce qu’il désire, mais le voilà qui brise tous ces liens, franchit neuf coursiers d’un