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seul bond et retombe à cheval sur le sien. Puis il va à la recherche de son père. Sa mère lui a dit à quel signe il distinguera, parmi toutes les autres, la tente paternelle. Peu s’en faut qu’un combat ne s’engage entre le père et le fils ; mais Andronic reconnaît son sang et, levant au ciel ses yeux baignés de larmes : « Je te glorifie, Dieu de douceur, deux et trois fois. J’étais l’épervier solitaire et maintenant nous voici deux éperviers. » Cette chanson, comme on le voit, fait du jeune héros le fils d’Andronic, dont la femme aurait été enlevée ; dans le poème au contraire, il n’est que le petit-fils d’Andronic Doucas, et c’est la fille de celui-ci qui est enlevée par l’émir d’Édesse.

L’enlèvement d’Eudocie par Digénis est une chanson qui s’accorde mieux que la précédente avec les données du poème. Digénis est amoureux d’une jeune fille « aux yeux noircis de khol. » Il charge un de ses amis d’aller la demander pour lui en mariage. La coutume nationale exigeait en effet, alors comme aujourd’hui, que l’union fût négociée par un tiers. La mère de la jeune fille a fait cette réponse : « La mère de Digénis est Sarrasine, son père est Juif, et lui, c’est un aventurier. Je ne veux point de lui pour gendre. » Quand cette réponse est transmise au prétendant, il monte à cheval et court au palais de la jeune fille. En chemin, il coupe un sapin, taille dedans un violon et, sous les fenêtres de la bien-aimée, se met à en jouer si mélodieusement que les oiseaux du ciel l’accompagnent. Alors, comme dans le poème, Eudocie su met à la fenêtre et Digénis en profite pour l’enlever. On se lance à sa poursuite ; il s’arrête pour faire tête à ses ennemis et fait asseoir la jeune fille sur un bloc de rocher. Un dragon en sort : Digénis lui assène un coup de poing qui lui déforme la mâchoire et lui dit : « Veille, dragon, veille sur ma maîtresse. » Il extermine les assaillans et, moins respectueux que dans le poème du sang de la jeune fille, tranche la tête à sa belle-mère. Le beau-père consent au mariage et offre une dot ; mais Digénis, toujours généreux, répond : « Sans dot je la voulais, sans dot je la prends. »

Cette inimitié de la belle-mère contre son gendre Digénis, inimitié dont ne parle pas notre poème, doit avoir eu quelque réalité, car elle a vivement frappé l’imagination populaire. Dans la Chevauchée funèbre, la mère d’Eudocie ne peut se consoler d’avoir marié sa fille en pays étranger. Ce sont ses fils qui lui en ont donné le conseil, mais maintenant ils sont tous morts. Dans son ardent désir de revoir sa fille, elle s’en va pleurer sur les tombeaux des neuf frères ; sur la tombe de Constantin surtout, qui a le plus contribué au mariage, elle s’arrache les cheveux : « Lève-toi, mon cher Constantin, je veux mon Eudocie. Tu m’as donné Dieu et les saints martyrs pour garans d’aller me la chercher, joie ou chagrin que j’aie, trois fois en été et trois fois en hiver. » ― « La malédiction de sa