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me brave jusque dans la tombe ! Il a été aimé un jour dans sa courte vie, et moi, je pourrais vivre un siècle… je ne le serai jamais !

XIII.

e voulus le dissuader de cette triste pensée, que je ne partageais que trop. — Non, mon cher, reprit-il, vous vous trompez, aucune femme n’a pu m’aimer, et Mme de Flamarande se bornait à m’estimer. Ce n’est pas sa faute, je ne lui en veux pas. Je sais où gît le mal. Pour être aimé des femmes, il faut les aimer passionnément, et ce n’est pas ainsi que j’aime. Je n’ai pas cette dose d’enthousiasme et de folie qui fait qu’elles apparaissent comme des êtres supérieurs. Mme de Rolmont m’a plu pour sa beauté, pour sa splendide organisation, qui promettait des rejetons vigoureux à ma famille. Il fallait cela pour la retremper, car je suis faible et maladif. J’ai été trop choyé dans mon enfance, je me promettais d’élever mes enfans dans de meilleures conditions d’hygiène… Mes enfans ! Dieu merci, je n’en aurai pas, je n’en veux plus, je n’aurais plus la foi qui sauve ! Ah ! je suis bien malheureux !

Je crus qu’il allait pleurer, mais c’était un homme qui ne pleurait pas. Il se tordait les mains en parlant, c’était le paroxysme de son chagrin. Il me fit grand peine. Jusque-là, je m’étais dévoué par reconnaissance, je ne m’étais pas senti d’affection pour lui. Je n’aimais pas son ton cassant et sa politesse méprisante. Je le jugeais d’un caractère trop trempé en dédain et en rudesse pour inspirer la sympathie ; mais quand je vis cet homme, si obstiné et si sec, s’épancher avec moi et me révéler les faiblesses de son esprit, je me pris d’un vif intérêt pour son infortune.

Je me disais bien qu’il est des agitations terribles, où, se renfermer en soi-même, c’est risquer d’éclater. Le comte avait dans ce moment un impérieux besoin de s’épancher, et j’étais le seul être au monde qu’il pût choisir, puisque, seul au monde, après M. de Salcède, je connaissais son secret, la cause de son duel. C’est notre destinée, à nous autres subalternes, d’être initiés forcément aux mystères des familles, et nous prenons souvent pour une confiance honorable le besoin que l’on a de nous. Je ne me faisais pas d’illusions là-dessus ; mais la vue de cet être fort, que j’avais cru si supérieur à moi et qui semblait me demander aide et conseil, m’attendrit profondément. En ce moment, j’eusse donné ma vie pour lui, et je haïssais sa femme, qui le soignait pour une maladie de foie sans se douter du chagrin dont il était dévoré.

Le lendemain matin, je retournai à l’hôtel de Salcède, non pas de