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ou du moins pas de proche parent. Aussitôt l’enfant enregistré et baptisé, je l’envoie loin d’ici avec elle. Il faudra qu’elle vive, là où je lui commanderai de se fixer, dans le plus strict incognito. Elle changera de nom, et l’enfant sera censé lui appartenir. Elle en aura tout le soin possible et attendra rnes ordres. Dites-lui que c’est une fortune à gagner sans nuire à personne et sans courir aucun risque.

— Elle ne le croira pas, monsieur le comte ; il y a du risque à se faire l’agent et le complice d’un enlèvement de mineur.

— Le risque sera pour vous et pour moi, Charles ; mais nous agirons de manière à nous en préserver.

— Monsieur le comte veut que l’enfant vive dans de bonnes conditions de santé et qu’il ne souflre de rien ?

— Je le veux absolument. Je n’ai pas d’aversion pour un être qui n’a pas conscience du bien et du mal.

— Si j’ai bien compris monsieur le comte, il veut que l’enfant en grandissant ignore qui il est, et que personne ne puisse le lui dire.

— Vous avez compris.

— Cela est très difficile à exécuter.

— Tout est possible avec de l’argent. Trouvez une femme honnête et malheureuse, vous la conduirez loin, très loin, hors de France, s’il se peut ; du moins vous voyagerez aussi longtemps que l’enfant pourra supporter le voyage. Vous l’établirez dans quelque endroit sauvage, isolé. La nourrice l’y élèvera comme s’il était son fils, ni mieux, ni plus mal. Elle aura une forte récompense, si elle le mène à bien pendant trois ans. Vous la surveillerez d’ailleurs ; mais inutile de lui dire tout cela d’avance. Qu’elle vienne au jour dit, et qu’elle ne sache rien, sinon qu’il faut m’obéir, n’obéir qu’à moi ; c’est à vous de la choisir propre à l’exécution de mes desseins, c’est-à-dire libre de tout lien et prête à tout pour gagner honnêtement beaucoup d’argent.

— Et Mme la comtesse, que dira-t-elle ?

— Ce qu’elle voudra. Il faut que l’enfant passe pour mort et qu’il le soit pour elle. Il mourra en nourrice. Voilà le thème.

— Et elle en mourra aussi, elle !

— Allons donc !

— Elle est déjà maternelle avec passion, monsieur le comte !

— Je ne veux pas qu’elle meure. Je la distrairai. Il y aura des larmes, je m’attends à cela ; mais ma résolution est inébranlable. Je l’ai juré en arrivant ici, sur la tombe de mon père, car nous nous entendions, lui et moi, sur un point capital, l’honneur de la famille. Pas de bâtards, pas d’enfans étrangers ! Le crime plutôt que la honte ; mais je suis sans passions. Il n’y aura pas de crime ; notre siècle s’entend mieux que les siècles passés à infliger le châtiment purement moral.