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suivante niçoise que j’avais connue à Paris, et qui, chassée pour une faute, était sans place et dans la misère avec un enfant naissant sur les bras. Je me rendis auprès d’elle et je m’assurai de son silence. C’était une personne fine et discrète, très bonne mère, et qui me posa deux conditions : elle voulait conduire dans son pays l’enfant qu’on lui confierait ; elle avait là pour toute famille une sœur qui l’aimait et à qui elle avait, par lettres, avoué sa faute. Cette femme l’avait invitée à venir la trouver avec son enfant ; elle irait donc et lui présenterait le nourrisson comme sien, tandis qu’elle mettrait son véritable enfant en nourrice aux environs de Paris. Elle s’engageait à garder le nourrisson trois ans, après lesquels elle comptait reprendre son enfant. Cette mère n’avait qu’un but, sortir de la misère et gagner de quoi élever son fils. J’exigeai de mon côté que la sœur ne serait jamais dans la confidence. Je payai une forte avance, et quand Mme la comtesse fut près de son terme, j’installai la Niçoise à Orléans, M. le comte ne voulant pas qu’elle parût dans la maison avant le moment nécessaire.

Pendant que nous faisions ces tristes préparatifs, madame cousait les dentelles autour du berceau de satin rose. Elle ne sortait plus de sa chambre, monsieur ne la voyait presque pas, et je ne la voyais pas du tout. J’étais content de ne pas avoir le spectacle d’une joie que je devais changer en désespoir, et j’évitais de causer d’elle avec Julie.

Le 15 mai 1841, madame ressentit dans la nuit les premières douleurs, et je partis en chaise de poste pour aller chercher l’accoucheur et la nourrice à Orléans. Il n’y avait qu’une lieue à faire ; mais elle me parut mortellement longue. La Loire, dont je suivais les rives, montait d’une manière effrayante, et menaçait de me couper la voie au retour, si j’étais retardé à la ville. Il avait plu tous les jours précédens ; le ciel était noir et le vent lourd. Le cocher me mena ventre à terre, et le médecin fut prêt en un instant. Il refusa la chaise de poste, disant qu’il connaissait le chemin mieux que nous, et monta dans sa voiture. Je courus chercher la Niçoise, qui, au moment de quitter son enfant pour la confier à une de ses amies, pleura beaucoup. Je dus la brusquer un peu pour l’emmener, et je la conduisis sans encombres à Sévines. Le jour paraissait quand j’aperçus dans l’aube pâle et grisâtre les grands arbres du parc au-dessus de la terrasse dont les eaux jaunes du fleuve battaient le pied. Mon cœur était serré ; j’avais froid. Ce cocher qui fouettait avec rage ses chevaux effrayés par le mugissement de la Loire, cette femme qui pleurait à mes côtés, ce château où tant d’autres larmes plus douloureuses allaient couler…, tout était sinistre, et je tremblais comme un criminel.

Le médecin était déjà rendu, et déjà l’enfant était né ; madame