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rie ; c’était très glissant, j’avais peur de tomber. J’ai été jusqu’à une cabane où il y avait des cygnes, et je suis revenue vite en passant par l’allée couverte, comme M. le comte me l’avait ordonné. Là, je l’ai trouvé qui m’attendait, et il m’a conduite dans son appartement, où il y avait de la lumière, parce que tout était fermé. — Je vous cache, me dit-il : ne bougez pas d’ici. Voici un sofa pour vous reposer, si vous voulez, ou pour faire dormir l’enfant. Dans cette armoire, vous trouverez de quoi manger. — Il est sorti, et j’ai cru entendre remuer beaucoup dans la maison et marcher au dehors, comme si on me cherchait. À la nuit, M. le comte est revenu me dire de changer l’enfant avec des effets qui étaient dans une autre armoire. C’étaient des affaires beaucoup moins belles et pas marquées. Il a pris alors tout ce que l’enfant avait auparavant sur le corps et l’a fait brûler dans un grand feu. Puis il m’a dit de me tenir prête à le suivre quand il reviendrait, et à neuf heures et demie du soir il a reparu, m’a fait passer par un escalier qui tourne dans une tourelle, et, me soutenant pour m’aider à marcher, car je tremblais et perdais la tête, il m’a conduite à ce bois où vous attendiez. Pourquoi tout cela ? Je veux le savoir. »

— Vous m’aviez juré, lui dis-je, de ne pas le demander.

— Je veux le savoir, ou, dès que je serai rendue chez nous, je fais ma déclaration au maire. Je ne veux pas me mettre une méchante affaire sur les bras.

J’eus beau donner à cette femme l’explication dont j’étais convenu avec M. le comte, elle ne voulait pas me croire, et je dus lui montrer la déclaration qu’il m’avait signée. Elle savait lire et parut se tranquilliser. Elle eut grand soin de l’enfant, et je l’aidai de mon mieux, assez inquiet au fond d’exposer un nouveau-né à une pareille course ininterrompue pendant quatre jours et quatre nuits. Il ne parut pas s’en apercevoir. Il restait tranquille comme s’il acceptait la vie dans n’importe quelles conditions. Il nous rendit le voyage plus facile et moins dangereux que je ne m’y étais attendu. La Niçoise, sauf la préoccupation du chagrin qu’elle causait à la véritable mère, était gaîment maternelle pour son nourrisson et ne se plaignait de rien. Elle avait une grande joie de revoir les oliviers grisâtres et les collines pierreuses de son pays. Elle me le vantait avec l’emphase méridionale. Selon elle, son village était le plus bel endroit de l’univers.

Le pays était beau, je dois le dire, mais le village était bien le plus affreux coupe-gorge que j’aie vu. C’était à trois lieues de Nice, dans la montagne, au pied des grandes Alpes. Il y faisait très froid ; c’était perché sur un rocher en pain de sucre, d’où la vue était admirable ; mais comme c’était un ancien domaine de templiers, for-