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montai dans ma voiture, et, conformément aux derniers paragraphes de mes instructions, je pris la poste pour l’Italie et m’en allai louer et préparer une villa aux environs de Pérouse, sur les bords du beau lac de Trasimène. Là, je devais attendre l’arrivée de mes maîtres.

Tel fut l’accomplissement du projet hardi et bizarre que le comte avait formé d’ensevelir vivant le fils de sa femme et de le faire passer pour mort dans l’inondation de Sévines. J’avais jugé ce projet irréalisable, mais le succès dépassa de beaucoup mes prévisions, car des années devaient s’écouler avant que le secret ne fût éventé.

Trois semaines après mon installation au lac de Pérouse, je reçus une lettre qui m’annonçait l’arrivée du comte pour la fin de la semaine, et qui se terminait par ces mots : « veillez à tout conformément à mes instructions, derniers paragraphes. »

Je compris qu’il s’agissait de l’enfant, et je relus attentivement le thème relatif à mon départ de Sévines. Je devais ignorer absolument la disparition de l’enfant, puisqu’il était censé englouti par les eaux le 16 mai à deux heures de l’après-midi et que j’avais quitté Sévines à midi ; j’avais été dépêché par M. le comte pour une rentrée importante qu’il avait à faire à Marseille et qui lui causait quelque inquiétude. Auparavant j’avais été à la ferme de Montcarreau, où il y avait aussi de l’argent à toucher. Le fermier m’ayant fait attendre, je ne m’étais mis en route pour Marseille que le soir, et j’avais pris la poste après avoir, par l’ordre du comte, vendu en route le cheval dont il voulait se défaire. Enfin, à Marseille, j’étais censé avoir reçu de M. le comte une lettre qui m’ordonnait, aussitôt après avoir touché l’argent, de me rendre à Pérouse. Cette lettre n’entrant dans aucun détail, je devais ignorer absolument l’événement de Sévines et témoigner beaucoup d’étonnement et de consternation à Julie, la seule personne qui ptàt m’en parler, car elle était la seule de la maison qu’on dût mener à Pérouse. Quant à madame, il n’était pas probable qu’elle eût l’idée de in’interroger ; mais ma leçon était faite, je pouvais l’attendre de pied ferme.

De pied ferme ! oui, sans doute, j’avais pris déjà l’habitude du rôle impassible qui m’était imposé ; mais mon cœur m’étouffa quand je vis descendre de voiture cette femme si belle et si heureuse un mois auparavant. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Bien qu’elle n’eût pas fait de maladie grave en apprenant son malheur, elle dépérissait rongée par un chagrin lent et profond. Je pensai qu’elle venait là pour mourir, et M. de Flamarande me parut haïssable. La pensée me vint de tout révéler ; mais j’étais trop avancé, trop compromis pour reculer si vite. Attendons, me disais-je. Si elle surmonte cette crise, il sera moins douloureux pour elle d’accepter