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qu’on ne lui connaissait pas, elle était active, résolue et insoumise, elle parlait de son fils, elle questionnait tout le monde, elle voulait savoir le moindre détail de la catastrophe. Évidemment elle ne voulait pas croire à sa mort, bien qu’elle n’osât dire ses espérances dans la crainte de les entendre traiter d’illusions.

Je vis, en cette circonstance, combien la trame la mieux ourdie remplace imparfaitement le fait réel. Madame questionnait tous ceux qu’elle rencontrait, le moindre ouvrier, les pêcheurs du rivage, les paysans, qu’elle les connût ou non. Elle se promenait tous les jours à pied ou en voiture le long de cette Loire inexorable à laquelle elle redemandait en vain son enfant. Elle entrait dans toutes les maisons et dans les plus humbles chaunîières pour demander des détails. Il y avait eu peu de personnes noyées à l’époque qu’elle indiquait ; mais il y en avait eu, des femmes et des enfans particulièrement, comme toujours. On avait pu constater les décès en retrouvant les cadavres, et nulle part on n’avait pu saisir le moindre indice de celui qu’elle cherchait.

Alors madame disait : — Est-ce que vous croyez possible qu’une rivière engloutisse une femme et un enfant au point qu’on ne les retrouve jamais ? — et les paysans riverains lui répondaient qu’ils ne le croyaient pas, la Loire roulant sur des bancs de sable qui reparaissaient à fleur d’eau durant l’été. On n’y connaissait pas de gouffres ni ne tourbillons de ce côté-là, et madame rentrait pour interroger les gens de la maison ou le docteur, qui venait tous les jours. Elle voulait savoir si on avait pris des informations le long du fleuve jusqu’à la mer, elle voulait entreprendre cette exploration, et, si monsieur ne s’y fût opposé, elle serait partie tout de suite.

Il arriva alors une chose assez bizarre et bien imprévue : c’est que la population environnante, au lieu de croire la comtesse folle ou de la trouver seulement déraisonnable, se prit à partager ses illusions et à dire tout haut que rien ne prouvait la mort, tandis qu’il y avait des probabilités pour l’enlèvement. Le paysan aime le merveilleux, et bien des gentilshommes partagent ses superstitions. On parla de nourrices voleuses d’enfans qui spéculaient plus tard sur leur restitution. On parla aussi de bohémiens, et on réveilla même de vieilles légendes sur des esprits funestes qui sortaient du fleuve dans les inondations et allaient chercher des enfans jusque dans leur berceau pour les porter dans la demeure d’autres familles, procédant ainsi à des échanges fantasques., toujours suivis de grands malheurs.

Les imaginations, une fois éveillées par l’intérêt qu’inspirait la comtesse de Flamarande et les espérances où elle s’obstinait, ne connurent plus de frein. Une vieille femme prétendit avoir vu une