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le plus beau de tous, qui s’appelait Zamore ; je m’en souviens parce que j’en avais peur. Je ne crois pas l’avoir revu depuis l’événement, et il n’est plus ici : qu’est-il devenu ?

Je sentis mes jambes trembler sous moi et ne pus répondre.

— Parlez donc, monsieur Charles, s’écria Julie, c’est vous qui avez fait sortir Zamore pour la dernière fois. Joseph s’en est assez tourmenté, puisqu’on ne l’a jamais revu.

— Charles ! s’écria à son tour Mme la comtesse, vous ne voulez pas le dire, et pourtant vous le savez. Ce cheval est tombé mort en enlevant mon fils ! Vous devenez tout pâle. Ah ! Charles, vous savez tout ! — Et, s’élançant vers moi, elle me saisit les deux mains ; puis, sans que je pusse l’en empêcher, elle tomba à mes genoux : — Charles, vous êtes un honnête homme, vous, un cœur excellent. J’ai su vous apprécier, vous n’êtes pas un domestique, vous êtes l’ami de la famille ; vous me voyez à vos pieds, comme vous me verriez à ceux du docteur, s’il pouvait me dire la vérité. Vous me la direz ; vous êtes bon, vous comprenez ma souffrance, vous aurez pitié de moi… Charles, répondez-moi, mon bon Charles, mon ami !..

Et je sentais ses larmes chaudes tomber sur mes mains, qu’elle retenait dans les siennes.

Je me sentais défaillir, j’étais vaincu. J’allais tout avouer lorsque M. le comte entra brusquement, et, voyant sa femme à mes pieds, il fut saisi d’un accès de colère tel que je ne lui en avais jamais vu auparavant.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-il en bégayant ; que faites-vous aux pieds de ce laquais ?

— Il n’est point un laquais, répondit madame en se relevant, il est notre serviteur dévoué. — Et elle expliqua rapidement les faits en insistant pour savoir ce que Zamore était devenu.

Pour que M. le comte pût soutenir ses artifices, il eût fallu qu’il daignât mentir, et, quelque habile qu’il fût à cacher la vérité, il ne pouvait plier sa fierté au mensonge. On pourrait même dire que toute son habileté consistait à produire des faits et à avoir l’air de les subir sans être en situation de les expliquer. Acculé cette fois, il trouva plus facile de s’emporter que de répondre. Il déclara à sa femme qu’elle devenait folle, puisqu’au lieu de subir son chagrin avec la dignité dont il l’avait crue capable, elle courait les chemins pour interroger les passans ou consulter les charlatans. Il railla amèrement les épreuves de somnambulisme, il l’accusa de négliger son fils vivant pour courir après un fantôme, enfin il lui ordonna de se tenir prête à partir le lendemain pour l’Italie. Il n’entendait pas qu’elle donnât dans le pays de Sévines le triste spectacle de sa démence.