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me réfugiai dans la plus épaisse des touffes de buis. Ils vinrent tout à côté de moi visiter je ne sais quels engins, et j’entendis l’un d’eux s’écrier : — Le pain est mangé, ils sont venus. — Oui, dit un autre, mais" il n’y a rien de pris. Dis donc, Espérance, te voilà content !

Au mot de pain prononcé par ces enfans, je m’étais senti plus affamé ; mais au nom d’Espérance j’avais oublié mes tortures. J’avais osé lever un peu la tête et regarder entre les branches. Je vis l’enfant, je le reconnus tout de suite parmi les autres. Il était pâle comme après une maladie, et si quelques années de plus avaient accentué ses traits, la physionomie, à la fois douce et ferme, n’avait pas changé. À qui pouvait-il ressembler ? Les lignes rappelaient celles de M. de Flamarande, l’expression était celle de M. de Salcède. Il était fort peu mieux habillé que les autres. Le classique velours brun faisait tous les frais de sa toilette, mais il était propre et paraissait plus soigneux que ses camarades.

À travers leur babillage confus pour moi, car c’était un mélange de patois et de français, relevé d’un fort accent de terroir, j’entendis souvent les mots espeluchats, espeluques, espelunques, accompagnant le nom de M. Alphonse. Personne ne l’appela ni Salcède ni M. le marquis, pas même Espérance, que j’entendais mieux que tous les autres, car, seul, il n’avait pas d’accent. Je parvins à comprendre que l’existence de Yespeluque n’était un secret pour personne, de pareils secrets sont bien impossibles dans le voisinage des lieux habités ; mais la découverte était récente, et personne n’avait cherché à en faire un passage public, M. Alphonse en possédant seul l’entrée. Les enfans y avaient sans doute fureté au commencement, mais ils n’y avaient rien trouvé d’intéressant et ils y avaient eu peur de la femme blanche, qu’on disait être apparue dans le donjon dernièrement, et qui devait demeurer dans lespeluque.

Je compris, par ce que je pus saisir, que M. de Salcède ne mettait aucun mystère dans ses allées et venues, et ne paraissait tenir à son passage que parce qu’il lui abrégeait la moitié du chemin quand il était pressé. Il n’en était pas moins favorable au secret de ses démarches quand besoin était. En temps ordinaire, il ne le fermait pas dans le jour et personne n’en profitait pour aller piller sa cave. Il n’y avait pas de voleurs à Flamarande. Il n’y avait là d’autre voleur que moi !

Pourtant j’avais poussé le scrupule jusqu’à me laisser mourir defaim dans la maison du Refuge, et j’en souffrais cruellement. Il me tardait de voir partir les enfans, afin de m’emparer des petits morceaux de pain qu’ils mettaient à leurs pièges pour prendre les écureuils. Je vis donc avec effroi Espérance, resté le dernier, retirer ce pain. Il ne voulait pas qu’on prît les écureuils. Je me rappelai son amour d’enfant, je dirais presque son respect pour les animaux.