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ressemblez à un homme qui songe qu’il est heureux et qui, après le plaisir de cette courte rêverie, s’éveille au son d’une voix terrible, voit avec surprise s’évanouir le vain fantôme de félicité qui amusait ses sens assoupis… et un abîme éternel s’ouvrir où des flammes vengeresses vont punir durant l’éternité l’erreur fugitive d’un songe agréable[1]. » Otez les adjectifs et relisez la phrase : vous serez étonné que vous ne la reconnaîtrez plus et que le sens pourtant n’aura rien, — je dis absolument rien, — perdu.

Ce sont là quelques-unes des qualités que le XVIIIe siècle a si constamment, si sincèrement, si naïvement admirées dans les sermons de Massillon. Voltaire s’écrie de bonne foi quelque paît : « Vous avez fait un bien mauvais sermon sur l’impureté, ô Bourdaloue[2] ! » Il veut dire que ce jour-là, Bourdaloue, selon le mot célèbre, a frappé comme un sourd, sans nul égard à la superbe délicatesse des oreilles qui l’écoutaient, sans nulle préoccupation de dissimuler sous les ornemens de la rhétorique la « face hideuse » du vice que justement son devoir était de démasquer, sans nulle inquiétude que de n’en pas inspirer à son auditoire assez d’éloignement et d’horreur. « Trop heureux, comme il le dit lui-même, — car il dut faire amende honorable, publiquement, de l’âpreté de sa parole, — trop heureux si, se voyant condamné du monde, il peut espérer d’avoir confondu le vice et glorifié Dieu[3]. » Massillon * traité du même vice dans un sermon sur l’enfant prodigue. Soyez sûr que Voltaire ici n’a rien retrouvé de ce qui le choquait si fort dans le sermon de Bourdaloue. Massillon n’est point homme à dire, comme cela, tout uniment et tout crûment les choses. « Ah ! les commencemens de la passion n’offrent rien que de riant et d’agréable ; les premiers pas qu’on fait dans la voie de l’iniquité, on ne marche que sur des fleurs[4]. » Non certes, cela ne sent pas son pédant de collège, ou quelque prêtre inexpérimenté des convenances mondaines ; cela n’est pas « prêcher la morale chrétienne avec une dureté capable de la rendre odieuse[5] ; » cela n’est pas rudoyer ou désespérer le pécheur ; ou mieux encore, et décidément, cela sent « l’homme de cour. » Le mot est de Voltaire, toujours. Et M. Nisard l’a dit admirablement, le rhéteur a reconnu le rhéteur.

Comment en effet Voltaire n’admirerait-il pas chez Massillon cette préoccupation de la noblesse du style et de l’élégance continue dont il subit lui-même, avec une exemplaire timidité, jusqu’aux plus puériles exigences ? Et le siècle pense comme lui. Si Voltaire

  1. Sur le mauvais riche.
  2. Voltaire, Dictionnaire philosophique, au mot Guerre.
  3. Bourdaloue, Sur la conversion de Madeleine.
  4. Massillon, Sur l’enfant prodigue.
  5. D’Alembert, Éloge de Massillon.