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A Monsieur Jules Boucoiran.


Nohant, 8 décembre 1830.

Laissez-moi vous bénir, mon cher enfant, et n’essayez point de diminuer le prix de ce que vous faites aujourd’hui pour moi. Ne dites pas que vous ne faites que remplir un engagement, tenir une promesse. Du moment que les nouveaux chagrins que j’ai éprouvés m’ont mise dans la nécessité de quitter Nohant une partie de l’année, vous étiez dégagé de tout lien. Vous pouviez me dire : J’ai fait le sacrifice de mes intérêts et de toute mon ambition à l’espoir de vivre près d’une amie, mais je ne me suis pas engagé à veiller sur ses enfans en son absence et à supporter l’ennui de la solitude pendant l’autre moitié de l’année. Je ne vous ai donc fait aucune injure en pensant que vous pourriez revendiquer ce droit. Quand je vous ai offert près de moi un sort moins brillant, mais plus doux peut-être que celui dont vous jouissez actuellement, je ne prévoyais pas les circonstances où je me trouve aujourd’hui. Je me disais que mon amitié vous dédommagerait des avantages de la fortune, et je vous connaissais assez pour espérer que vous goûteriez le bonheur sans éclat que mon affection vous promettait. Maintenant que je me vois forcée de prendre un parti sévère et d’assurer mon repos et ma liberté par une résidence de six mois par an à Paris, c’est en tremblant que je vous demande de me consacrer votre tems, et bien loin de revendiquer comme un droit la promesse que vous me fîtes, je vous en affranchis entièrement. Si c’est à l’honneur seul que je dois la noble conduite que vous tenez à mon égard, je vous rends votre liberté et je déclare que vous pouvez en user sans que je vous ôte rien de mon estime. Non, mon cher enfant, je ne veux rien devoir qu’à votre amitié. Je ne veux point me soustraire à la reconnaissance en considérant votre sacrifice comme l’accomplissement d’un devoir. Je le regarderai toute ma vie comme une preuve d’affection si grande, que je ne pourrai jamais assez la reconnaître. Je me dirai toujours que c’est par dévoûment d’amitié et non par principe de conscience que vous avez accepté mes propositions modifiées comme elles le sont par les chagrins de mon intérieur.

Je vous renvoie les deux lettres que vous m’avez confiées. Je ne m’abuse point sur le désavantage pécuniaire qui résulte pour vous d’abandonner la famille B. Personne ne comprendra le désintéressement et la noblesse de votre conduite. Votre mère seule en sera un bon juge. Je souffre, je l’avoue, de l’idée que le secret de mon intérieur sortira de vos mains. Je sais que votre mère gardera ce