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exaltes se racontaient que, pendant quarante jours, on avait vu chaque matin, suspendue au ciel, en Judée, une ville qui s’évanouissait quand on approchait d’elle. Ils invoquaient, pour prouver la réalité de cette vision, le témoignage des païens, et chacun supputait les délices qu’il goûterait dans ce séjour céleste en compensation des sacrifices qu’il avait faits ici-bas[1].

L’Afrique surtout, par son ardeur et sa rudesse, devait donner dans ce piège. Montanistes, novatianistes, donatistes, circoncellions sont les noms divers sous lesquels se produisit l’esprit d’indiscipline, l’ardeur malsaine du martyre, l’aversion pour l’épiscopat, les rêveries millénaires, qui eurent toujours leur terre classique chez les races berbères. Ces rigoristes, qui se révoltaient d’être appelés une secte, mais qui dans chaque église se donnaient comme l’élite, comme les seuls chrétiens dignes de ce nom, ces puritains implacables pour ceux qui voulaient faire pénitence, devaient être le pire fléau du christianisme. Tertullien traitera l’église générale de cavernes d’adultère et de prostituées. Les évêques, n’ayant ni le don de prophétie ni celui des miracles, seront, aux yeux de ces exaltés, inférieurs aux spirituels. C’est par ceux-ci et non par la hiérarchie officielle que se font la transmission des grâces sacramentelles, le mouvement de l’église et le progrès. Le vrai chrétien, se vivant qu’en perspective du jugement dernier et du martyre, passe sa vie dans la contemplation. Non-seulement il ne doit pas fuir la persécution, mais il lui est ordonné de la rechercher. On se prépare sans cesse au martyre comme à un complément nécessaire de la vie chrétienne. La fin naturelle du chrétien, c’est de mourir dans les tortures. Une crédulité effrénée, une foi à toute épreuve dans les charismes spirites[2], achevaient de faire du montanisme un des types de fanatisme les plus dangereux que mentionne l’histoire de l’humanité.

Ce qu’il eut de grave, c’est que cet effroyable rêve séduisit l’imagination du seul homme de grand talent littéraire que l’église ait compté dans son sein durant trois siècles. Un écrivain incorrect, mais d’une sombre énergie, un ardent sophiste, maniant tour à tour l’ironie, l’injure, la basse trivialité, jouet d’une conviction ardente jusque dans ses plus manifestes contradictions, Tertullien trouva moyen de donner des chefs-d’œuvre à la langue latine à demi morte, en appliquant à ce sauvage idéal une éloquence qui était restée toujours inconnue AUX ascètes bigots de Phrygie.

  1. In compensationem eorum quæ in seculo vel despeximus vel amisimus. (Tert. Adv. Marc, III, 24.).
  2. Voir l’épisode de la soror qui voyait les âmes, dans Tertullien, de Anima, 9. Extases d’enfans dans saint Cyprien, Epist. 9.